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Nécro-récit (recueil en chantier) - Mon premier suicide

Nécro-récit (recueil en chantier) - Mon premier suicide

En 2020, au tout début de la pandémie, une expérience exceptionnelle de travail au service du Bureau du Coroner de Saskatoon a placé Jean-Marie Michaud au premier rang des multiples facettes de la réalité de la mort. Ses nécro-récits portent un regard privilégié sur des circonstances inattendues de cet univers.

Mon premier suicide

— « Des pilules…, un gun, une surdose par injection… Attends-toi au pire ! »

— « Au pire… ? »

— « Oui. Pis au pire que pire. »

— « Tu veux me faire peur ? »

Ernest, mon superviseur depuis deux jours, ne répond pas. Il jette un coup d’œil au GPS.

— « Dans deux cents mètres, tourner à droite sur Saskatchewan 5. »

Le temps d’un respir, la voix synthétique reprend ses instructions et la fourgonnette blanche de la compagnie s’y engage dans l’hiver redoutable. Eagle Ridge se profile plus haut sur la droite. Le jour y pointe déjà un nez poudré de givre.

— « C’est quoi le pire que pire ? »

— « Tu veux pas le savoir… »

Inutile d’insister… Je le découvrirai bien le moment venu.

— « Dans cinq cents mètres, tourner à droite. »

— « Deuxième ferme à droite, a dit le répartiteur, n’est-ce pas ? »

Les phares giratoires d’une voiture de police balaient un chemin enneigé.

— « C’est là. »

Deux officiers nous accueillent. Un jeune, mince et droit, tendu mais approchable, et un vieux, bedonnant, rabougri. On se regarde en silence un instant. Mon superviseur prend les devants.

— « Bonjour officiers. Je suis Ernest et voici Jean-Louis, des Services Urgence Magnum. »

Ses mots s’échappent de sa bouche, en jolies boulettes de neige glacées.

     « Coroner Lucie nous a contactés pour le transfert à la morgue. »

— « Bonjour messieurs », répond le sergent. Il indique la résidence endormie derrière lui.

     « Coroner Lucie est occupée à l’intérieur… La victime est dehors, un peu plus loin. »

Il lance un regard vers un bosquet dans la distance. Des traces dans la neige y vont, et en reviennent.

— « Allons voir la scène pour évaluer l’équipement nécessaire », reprend Ernest. Il regarde à mes pieds. « Tu as mis des bottes. C’est bien… » Je ne regrette pas non plus le long manteau de « Men-in-black » qu’on me fait porter.

Le jeune officier prend le devant. Nous suivons derrière à la queue-leu-leu. Le sergent ferme la marche de notre cortège silencieux. Tout autour, le nouveau jour illumine la prairie. Dans ce décor immaculé, au-delà du bosquet de lilas et de caraganas dénudés, un véhicule se profile. Immobile depuis des lunes, rouillé, cabossé, un « vieux char » tient la garde.

— « C’est là. »

Oui. Adossé à cette voiture, ici même, un homme a choisi de s’enlever la vie face à la plaine infinie. Un coup de feu avait retenti dans la nuit.

Nous avançons vers lui, péniblement dans le froid cruel. Une courtepointe ancestrale, venue de la nuit des temps, recouvre son corps. Une pantoufle en dépasse, et son pied gauche, rigide, livide, et déchaussé.

Nous soulevons pour un moment la couverture sublissime de la victime. En pyjama et en robe de chambre, il devait avoir froid lui aussi.

J’évite de regarder son visage. Je fuis ses yeux, car même mort, son regard me parle. Tout en lui me révèle une douleur aiguë. Quelles pensées pouvaient bien lui traverser l'esprit ? Avait-il réfléchi à tout ce qu’il laissait derrière ? S’était-il même demandé à quoi songeraient ses proches en découvrant l’étrange rictus tracé sur son visage ? Quelles déductions en ferait le médecin légiste chargé de son autopsie ?

Dans le silence feutré, un souffle de vent presque imperceptible déloge d’infimes particules de givre des buissons alentours. Elles s’envolent, frileuses, pour se déposer sur les joues offertes. Elles fondent sur les miennes et demeurent inaltérées sur les siennes.

Ernest analyse la situation.

— « C'est pas compliqué. On a besoin du « mega-slider ». Avec sa courroie solide, on le ramènera comme en traîneau sur la neige… »

Le « mega-slider », c’est un genre de « crazy carpet » géant, poids plume et rigide à la fois.

Ça semble si facile à ses yeux. Je me pli, admiratif, à son sang-froid et ses années d’expérience.

Nous rebroussons chemin dans la lumière étincelante, et là, subitement, la beauté du givre me coupe le souffle. Jamais de ma vie, je n’en ai vu de plus beau ! Lumineux, touffu, riche et léger à la fois.

Grelottants, nous retrouvons la chaleur de notre véhicule pour planifier la procédure et préparer les formulaires officiels pour les signatures.

Un personnage, tout droit sortie d’un roman d’Agatha Christie, vient nous rejoindre. Courte, ronde et joviale, coroner Lucie — grisonnante sous sa perruque grise — se pointe à ma fenêtre.

— « Bonjour messieurs. Vous êtes de Magnum… ? Ah, je vous reconnais Ernest. »

— « Bonjour Lucy. »

— « Moi, c’est Jean-Louis. Je viens de rejoindre l'équipe. »

— « Bienvenue dans cette galère, dans le monde merveilleux du coroner ! Vous avez vos formulaires ? »

— « Voici. »

Elle signe, sachant exactement où il faut signer. Elle me remet ma tablette par la fenêtre entrouverte, accompagnée du certificat de décès et d’un bracelet identitaire pour la victime.

— « Assurez-vous de laisser les policiers prendre une photo du dos de ce monsieur, quand vous le soulèverez. Moi, je rentre en ville. Un autre appel m’attend. Nous nous reverrons.

Bonne journée ! »

Elle file. Nous saisissons notre équipement et reprenons le chemin menant à la scène du décès. Arrivés sur les lieux, j’enlève mes mitaines et enfile des gants de chirurgien pour attacher le bracelet à la cheville gauche de la dépouille. Mes doigts gèlent sur place aussitôt. Sous l’œil attentif de mes compagnons, j’y parviens avec peine malgré tout.

— « T’en fais pas. J’ai toujours de la misère avec ces trucs-là », me rassure Ernest.

C’est mon premier suicide. Il y en aura d’autres. Bien d’autres.

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