Le peuple du train
Gaël Marchand (Yukon)
Back on Track
Virginie Hamel (2024)
Le grand hall de la gare est lumineux, « Vancouver Pacific Central » est baignée de soleil. À quai, le train attend dans la douceur printanière. J’attrape la barre métallique et monte à bord — je suis enfin de retour. Cela fait déjà un an depuis mon dernier voyage. Ma banquette est là, au bout du couloir immobile. Les lits ne sont pas encore faits. Ma valise à peine hissée, le préposé du wagon arrive pour les explications habituelles. Je croise son regard et il s’interrompt :
— Vous avez déjà pris le train ?
— Oui. Je connais la routine, merci. Je serai au dôme ou au bar. Je laisse mes bagages ici, ça va ?
Il hoche la tête, satisfait. Je prends un livre et quitte le wagon par les étroites coursives. Derrière les fenêtres, le quai est encore là, mais nous sommes déjà partis, je le sais. Nous allons bientôt nous retrouver.
Il n’y a personne dans la voiture-dôme, tout y est calme. Je dis bonjour à l’employée de la cuisinette — je ne la connais pas encore. Elle s’affaire aux préparatifs du départ, je préfère ne pas la déranger et continue vers le lounge. Le wagon-restaurant aux odeurs d’huile et de ferraille est silencieux. Quelques bruits de rangement s’échappent de la cuisine. Je retrouve l’atmosphère des années soixante en entrant dans le restaurant vide. Seul, à une table, le chef de train remplit ses papiers. Sur la nappe blanche, sa radio grésille sans arrêt.
Couloirs et wagons se suivent porte après porte. Après les premières classes, j’arrive au bar en queue du train. Il est désert lui aussi. Je dis bonjour aux hôtesses occupées à faire l’inventaire et passe au lounge. Je suis le premier. Les thés sont là, dans la boite habituelle. La thermos gargouille quand l’eau brûlante se déverse dans ma tasse. Je m’installe dans un des fauteuils en cuir et ouvre mon livre.
Il ne reste plus qu’à attendre.
Le restaurant bruisse des conversations et du bruit de couverts. Nous sommes au premier service. Stan, un Américain timide d’une soixantaine d’années, mange en face de moi. Malgré ses airs modestes, je l’ai reconnu : il fait partie du peuple du train, lui aussi, et nous parlons déjà comme de vieux amis. Par politesse, nous essayons d’inclure nos compagnons de table à la discussion — les repas étant ces précieux moments où notre communauté se découvre petit à petit. L’agneau en sauce est excellent. Les champs défilent devant nos fenêtres. Stan nous explique que les formes blanches et arrondies dans la campagne sont des ruches. En vétéran du train, il a fait toutes les lignes de l’Amérique du Nord, même les plus petites. Je lui demande son avis sur la liaison Seattle - Chicago aux États-Unis. Il hésite :
— C’est moins cher et plus rapide avec Amtrak, mais ce n’est pas pareil… Les gens sont plus gentils ici et on mange bien mieux, dit-il avec le sourire. Ce n’est vraiment pas comparable.
Il n’en dit pas plus. Je vois ce qu’il veut dire : la traversée nostalgique en Transcanadien est inimitable. Plus tard, il m’avouera venir tous les ans au Canada faire ce voyage.
*
Les fenêtres sont opaques et noires. Hors du temps, notre cocon lumineux file dans la nuit. Je me sens bien, seul à ma table, voyageant vers nulle part. Dans les wagons-lits, la plupart des passagers dorment. Beaucoup veulent admirer les paysages dès le matin ; ils veulent voir le plus de choses possible. L’obscurité nous renvoie pourtant si bien notre image sur les vitres.
Dehors, de rares lueurs glissent dans le lointain. Nous sommes quelque part dans les plaines, cela n’a pas d’importance.
Lumières rouges, lumières blanches. Clignotements. Villes et routes anonymes disparaissent dans la nuit.
Nous nous arrêtons parfois dans des villages endormis. Froides nudités des rues désertes et des maisons sous les lampadaires.
Nous repartons. Personne ne saura jamais que nous sommes passés.
*
Plus de gens bavardent et jouent maintenant le soir. Sur les banquettes du wagon-dôme, je retrouve un groupe que je connais : un jeune couple britannique, deux dames de Baltimore et un ingénieur espagnol. On m’accueille avec bienveillance :
— Ah, te voilà, me dit l’Anglaise chevaline.
Je pose mon livre sur la table et m’installe parmi eux en plaisantant. Rapidement, je reprends ma place dans leur cercle. Nous nous racontons nos vies — une version embellie, bien sûr. Je me présente conformément à mon apparence, celle d’un intellectuel citadin, et précise que je vis toutefois dans le Grand Nord canadien depuis vingt ans. La contradiction surprend toujours.
— Alors tu as déjà vu des ours ? me demande l’Anglais.
— Oui, bien sûr, il y en a partout. Un jour, j’ai même failli en percuter un à vélo dans un parc de la ville. Je l’avais pris pour un gros chien qui marchait bizarrement.
Ils rigolent ne sachant pas trop si je plaisantais ou non.
Le groupe est très bavard et se donne déjà des surnoms — nous n’en sommes pourtant qu’au deuxième jour de voyage. Leur cercle social se soude vite, créant une famille dans laquelle ils se sentent visiblement bien. C’est un peu trop étroit pour moi qui aime papillonner avec tous les habitants du train. Je reviendrai quand même les voir de temps en temps.
*
Nous arrivons de nuit à Winnipeg. La ville brille de toutes ses lumières. La silhouette argentée du Musée des Droits de l’Homme apparait. C’est l’hiver, il neige. L’équipage est fébrile ; les grilles des cuisines se ferment, les papiers de bord sont remplis à la hâte et les radios grésillent à nouveau. Comme toujours, le train s’apprête à changer de personnel à mi-parcours.
Nous nous arrêtons. Le temps de prendre mon manteau et mon livre, et je suis sur le quai dans les flocons qui virevoltent. À la sortie du souterrain, je retrouve le parking sous la neige. Sous les lampadaires, les antiques wagons de bois dorment toujours parmi les voitures.
Au bord de la rivière, l’esplanade glacée est plongée dans la nuit. Des souvenirs me reviennent…
L’esplanade est bondée, un groupe de musique joue dans la chaleur estivale. Une foule bruyante envahit les pelouses et se presse aux stands de bière. Les enfants courent sur l’herbe entre les grandes sculptures. Je traverse le pont. En dessous, les flots majestueux sont lisses et couleur d’ardoise…
L’esplanade est vide sous la pluie d’automne. Je me promène le long des berges tristes. Les gouttes crépitent sur ma capuche. La rivière glisse, puissante et muette sous les nuages. Au milieu de nulle part, perdu dans le temps face à l’éternité du fleuve, je devine la présence lointaine des Métis dont parlent les panneaux historiques…
Combien de fois ai-je fait escale ici à travers les saisons ? Je ne sais plus.
Je reviens vers le centre commercial des Forks et entre. La halle intérieure est bruyante et chaleureuse. Il y a du monde malgré l’heure tardive. Je déambule parmi les boutiques et les restaurants — certains ont changé depuis la dernière fois. En haut, dans les galeries, tout est déjà fermé. J’ai encore le souvenir de ses étalages colorés aux parfums d’encens. Je commande une margarita à ma pizzéria habituelle et m’assieds à une table de la travée centrale. Le roulis du train n’est plus là. Je regarde la foule autour de moi — je ne connais personne. Je suis un étranger ici bien que l’endroit me soit si familier. Dans ma main, mon livre préserve le précieux lien avec ma bulle ferroviaire.
L’heure est arrivée. Je retraverse la slush du parking et caresse au passage mes amis les wagons.
Mes pas résonnent sous les néons du couloir. Sur les bancs jaunes, des voyageurs attendent. Certains sont inquiets ; ils ne savent pas encore que le concept de retard n’existe pas ici. Je prends place. La nouvelle équipe du train sera bientôt prête.
Sur les murs, des photos en noir et blanc montrent l’histoire de la gare depuis la période victorienne. Une demi-douzaine de personnes ont toutefois réussi à sortir des clichés. Ils se tiennent maintenant dans le couloir et observent les écrans digitaux avec perplexité. Vêtus de noir, de robes et de costumes désuets, ils se pressent les uns contre les autres. Ce sont des Huttérites, me dira plus tard l’équipage du train. Eux aussi ignorent le temps et, comme ils l’ont toujours fait, ils retournent vers leurs communautés en chemin de fer.
On nous appelle, nous pouvons rembarquer.
*
Ce soir, un groupe d’Américains à la retraite a pris possession du lounge. Ils racontent bruyamment leurs vies avec toute la franchise et la candeur de leur âge. Élections américaines, éducation, feux de forêt en Californie, circulation à San Francisco ; tout un monde virevolte entre les rires et les verres de gin. Leurs yeux brillent d’impatience, ils sont si heureux de vivre leurs retraites. La conversation m’emporte avec douceur dans cet « American way of life » ; des pans entiers d’Amérique viennent s’échouer sur le cuir des divans. Ils partagent leurs histoires, leurs projets avec un enthousiasme touchant. Un parfum des années soixante-dix teinte nettement leur vision du monde. Je me garde bien de leur faire remarquer que les temps ont changé ; ils aiment tant leurs souvenirs, ils sont si heureux, si sûrs du sens de leurs vies. Leurs rires et leurs rêves filent et se dissipent dans la nuit canadienne.
*
Le présent approche à la fenêtre. Les banlieues de Toronto défilent, le frisson de la ville s’infiltre dans les couloirs. La vibration fatidique envahit l’équipage qui se prépare au débarquement. Une excitation mêlée de nervosité se répand parmi nous. On fait les sacs, se sourit, regarde les téléphones qui reprennent vie. Le monde reflue sur nous. Je me force à l’ignorer, essayant de refuser l’inéluctable. On se croise, se donne des « derniers rendez-vous » pour se dire au revoir.
Le centre-ville nous avale. Je ne cherche même pas à aller voir Stan, cela n’a pas d’importance, nous le savons tous les deux.
Les wagons s’arrêtent finalement, tout en douceur.
Le peuple du train disparait. Il fuit, déguisé de manteaux, de chapeaux et encombré de bagages. Nous rejoignons brutalement notre époque ; nous nous diluons, redevenons anonymes.
Abasourdi, je descends sur le quai. Il ne reste que moi et mes valises.
Ici comme ailleurs, je ne suis pas chez moi. Je n’appartiens plus à un endroit depuis si longtemps que le concept n’est plus qu’un souvenir. Seul le train me promet encore de me ramener chez moi.
Il faudra que je revienne.
Je me dirige vers le hall en un grondement de roulettes.
Gaël Marchand
Né en 1973, originaire de l’est de la France, il a été naturalisé parisien à l’adolescence. Au Canada depuis plus de 20 ans, il vit dans le Grand Nord en territoire autochtone, dans la grande forêt de sapins du Yukon, parmi les ours, les loups, les touristes et les employés du gouvernement. Il a publié plusieurs nouvelles dans des magazines en France et au Canada.
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