À ciel ouvert 11 — Automne 2023 / hiver 2024

Webmestre

Viande hachée, à feu moyen

Émanuel Dubbeldam (Alberta)

Michel Saint-Hilaire — Direction

Michel Saint-Hilaire — Direction

Peinture acrylique et crayon sur toile, 20 par 24 pouces, 2017

Je ne prends pas de risques dans la cuisine. Je sais ce que j’aime, et je sais bien le faire. Je n’ai pas honte de, par exemple, réchauffer une tranche de Wonder Bread au micro-ondes pour y faire fondre un Kraft Singles, y mettre du ketchup par la suite. J’habite seule depuis des années, et je me permets volontiers ce genre de petit plaisir devenu rituel.

Pourtant, me voici munie d’un tablier, les doigts recouverts de gras animal, essayant à grand-peine d’entrer le code de mon téléphone avec le coin propre sur la jointure de mon petit doigt pour consulter la recette que j’ai déjà lue au moins une quinzaine de fois en préparation, mais que maintenant, munie de mon tablier, les doigts recouverts de gras animal, je suis incapable de me rappeler.

J’ai choisi de faire des hamburgers au bison avec des oignons caramélisés dans du vin rouge. Je me suis dit que des burgers, c’est toujours bon, et que l’utilisation de la viande de bison et du vin rouge pourrait élever de quelques coches une impression de ma palette. J’ai même pris la peine de me rendre au marché des fermiers malgré la grosse tombée de neige pour acheter de la roquette fraîche d’une serre calgarienne, des petits pains brioche et un fromage artisanal au nom imprononçable. 

Au magasin de vins, l’employée m’a aidée à choisir les meilleures bouteilles pour l’occasion. Je lui avais demandé pour un vin seulement, mais quand elle m’a expliqué que le vin avec lequel je cuirais les oignons ne serait pas forcément le meilleur complément au repas, je me suis sentie rougir de mon incompétence. La préposée, toute jeune et fine, m’a souri doucement, complice. Elle a dû comprendre que je suis plutôt une femme de bière cheap. J’avais encore les oreilles qui brûlaient d’un teint entre mon rosé et mon cabernet sauvignon en sortant. 

La viande de bison, quant à elle, ne m’a pas posé de problème. Je savais ce que je cherchais. Cependant, le boucher me connaît trop bien ; j’achète la même chose tous les mois depuis son ouverture il y a plus de dix ans, à l’exception de mon anniversaire et du Nouvel An. 

— De la visite spéciale? m’a-t-il demandé, les sourcils levés. Ma réponse, un bruit étranglé et pathétique, n’était ni toux ni éternuement. 

 Le tas de viande hachée qui se trouve maintenant sur le comptoir de ma cuisine est l’incarnation du nœud dans mon estomac : lourd, informe, mastiqué, puant. Cette anxiété me surprend. J’avais cru m’être délaissée de ma solitude, et en même temps, de l’envie de plaire à quelqu’un. 

J’ai laissé ma dernière blonde il y a une quinzaine d’années. Elle voulait être humoriste ; je venais de trouver mon premier emploi de machiniste et je ne voulais pas démissionner pour la suivre à Toronto. Elle croyait qu’on pourrait trouver un moyen de faire fonctionner notre relation malgré la distance ; je lui ai montré le prix d’un vol de Lethbridge à Toronto. Elle m’appelait l’amour de sa vie ; je lui ai rappelé qu’elle m’avait déjà trompée deux fois et que je n’étais pas convaincue qu’elle pourrait s’en empêcher à l’autre bout du pays.

Après son départ, je n’ai pas fait connaissance avec d’autres femmes qui me plaisaient assez pour valoir le grand effort d’une nouvelle relation amoureuse. Certes, j’ai eu quelques brèves liaisons, des gens de passage dans la ville… Mais mes amitiés, mon emploi, et mon bulldog répondaient à tous mes besoins. Je m’étais refermée à la possibilité d’une connexion amoureuse — du moins, une connexion importante.

Ce fut donc un véritable choc lorsque, quand mon invitée de ce soir m’a écrit. Je me suis retrouvée à bout de souffle. Mon cœur battait à tout rompre, en dépit de tout ce que je croyais comprendre de mes désirs. Elle serait de passage « dans les prochaines semaines », disait-elle, et voudrait « vraiment reprendre de [mes] nouvelles ». Et qu’aurais-je dit, à part le oui que je lui ai donné ? Car après tout ce temps, je voulais moi aussi, vraiment, reprendre de ses nouvelles.

Nous étions étudiantes quand nous nous sommes rencontrées. Elle à l’université, moi au collège. Le surlendemain de sa graduation, elle est déménagée à Calgary. Elle est maintenant à Kamloops. Il y a quelques années, je l’ai vue alors que je m’ennuyais sur Facebook, son sourire, un vieux sweatshirt bien-aimé, présumé perdu, mais retrouvé par hasard au fond d’un tiroir. « Vous connaissez peut-être » — c’est ce que la page me disait. Nous avions quelques « amis » en commun. Des gens que nous avions fréquentés aux études. Sans hésiter, j’ai envoyé la demande d’ajout. Quelques instants plus tard, nous étions « amies ». C’était comme si j’avais tendu la main dans le noir, et que tout de suite, les bouts de nos doigts s’étaient effleurés. 

Je m’étais immédiatement lancée vers son profil pour examiner ses photos. J’ai fait très attention de ne pas laisser de traces de mon passage : un commentaire sur une photo datant de plusieurs années, un « j’aime » errant. J’ai ausculté la dernière décennie de sa vie. 

Son sourire n’avait pas changé. Elle plissait tellement fort les yeux en riant qu’on ne voyait plus leur blanc ni leur marron. Quelques rides de plus s’étaient creusées dans les coins de ses yeux, mais la petite fente entre ses dents de devant, comme un hoquet, ne s’était pas fermée. Son épaisse chevelure noire, qu’elle gardait en coupe afro bien soignée au début de notre vingtaine, s’est transformée en tresses, en chignon, en nœuds — elle s’est même rasé la tête pendant quelques mois. Cette dernière coupe semblait accentuer davantage ses joues rondes et ses pommettes creuses. On voyait mieux ses oreilles. Celle de gauche était un peu plus haute que celle de droite ; elle en avait été gênée, avant. Au fil du temps, des taches d’un brun à peine plus foncé que sa peau et presque imperceptibles dans les photos sont apparues sur son nez, son front, ses joues. L’âge, sûrement, et le soleil. Elle a toujours adoré se baigner de soleil. J’ai vu passer dans ses photos des amitiés et des amours. Des enfants. Des emplois. Des voyages. Des célébrations. Je réconciliais mon souvenir d’elle avec la personne que je voyais à l’écran sur les images qu’elle avait choisi de partager.

J’ai fait un deuil ce jour-là. J’ai compris que nos vies, qui m’avaient autrefois semblé tissées dans une même toile, ne reprendraient pas le même rythme du jour au lendemain. Elle n’était pas la première personne à m’ajouter sur Facebook après un quart de siècle sans contact. Je ne me ferais pas d’idées en me disant qu’elle seule voudrait reprendre notre relation là où on l’avait laissée.

D’ailleurs, quand on s’est laissées, il n’y avait pas de place pour tout ce qu’on voulait se dire. Elle partait pour une plus grande ville qui n’était pourtant pas plus accueillante de sa couleur de peau ou de son orientation sexuelle. Une orientation sexuelle qu’elle découvrait tout juste, un petit peu plus chaque fois qu’on passait une nuit blanche ensemble. Une orientation sexuelle qu’elle doutait et redoutait. Une orientation sexuelle que je n’affichais pas moi-même, mais que tout le monde semblait lire dans mon visage, ma tenue, ma posture. 

Malgré les moments vulnérables, le sel de nos corps, sa main sur ma nuque, mes lèvres contre son oreille — elle voulait se réinventer. Je l’ai déposée au terminus avec ses sacs et le cœur dans la gorge. Elle m’a prise dans ses bras. Il faisait une chaleur insupportable ce jour-là, mais je n’ai pas voulu lâcher prise. J’ai attendu, accotée sur le capot de ma voiture, jusqu’à ce que l’autobus soit bel et bien parti. Je ne pouvais pas la voir dans la fenêtre. Elle s’était assise de l’autre côté de l’autobus. J’ai salué dans le vide d’une main moite, une sueur froide dans le dos.

Aujourd’hui, elle veut prendre de mes nouvelles. Et moi, avec mes burgers au bison, mes oignons caramélisés dans du vin rouge, ma roquette du marché des fermiers et mon fromage artisanal, je veux quoi, au juste ?

Prochain article Un village détruit
Imprimer
220
Cabaret littéraire 6 octobre 2024
Lancement de Le musée des objets perdus
RAFA-ACO-10-2023
Séduction à Vancouver

No content

A problem occurred while loading content.

Créations

Textes lauréats du CCLONC 2024 Textes lauréats du CCLONC 2024

À ciel ouvert a le plaisir de vous offrir les textes primés lors de la 2e édition du  Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens dont le thème était Déchirures(s).

L’improbable rédemption du poète L’improbable rédemption du poète

Courte nouvelle d'une jeune autrice en résidence d'écriture qui fait la rencontre d'un de ses futurs personnages pour se rendre compte qu'il est aussi le personnage d'un autre auteur à une autre époque, Pierre Lardon, qui a des crimes à faire pardonner. 

Bref, la fuite Bref, la fuite

Dans ce récit disloqué, les pensées humanistes d’une physicienne forcée de quitter son pays la soutiennent jusqu’au bout de la fuite.

depuis la garde du matin depuis la garde du matin

Troisième extrait sous un 3e titre d'un recueil en construction. Journal poétique inspiré du Livre des Psaumes en haïkus/haïbuns. Comment faire l'expérience du Psautier par le moyen de la poésie contemporaine.

Arc-en-noir Arc-en-noir

Une relance contemporaine du style Beatnik, le poème Arc-en-noir donne voix aux désirs, pensées non-filtré et conflits interne d'un homme indigiqueer du Manitoba.

Séjour dans le désert Séjour dans le désert

Extrait du roman en chantier Jésus de Nicolet. Le narrateur, Jésus de Nicolet, raconte les souvenirs de ses vies antérieures, dont celle de Jésus de Nazareth, à son voisin de siège lors d’un voyage en train de Toronto à Vancouver. 

Mon corps pour tout royaume Mon corps pour tout royaume

Récit poétique de la quête d'une femme afrodescendante dans un processus de décolonisation du corps et de l'esprit. Ses pas la mènent sur les terres méconnues du Nord canadien. Lorsqu'on est née d'exil, on a le corps pour tout royaume.

Scènes de métro Scènes de métro

Réflexions inspirées par des moments vécus dans diverses stations de métro montréalaises. 

Un village détruit Un village détruit

Représentation imaginaire et poétique de la destruction du village métis de Sainte-Madeleine au Manitoba dont il ne reste que le cimetière. Aucun chemin ne s'y rend et il faut passer par un paturage communautaire très peu carossable pour le rejoindre. 

Viande hachée, à feu moyen Viande hachée, à feu moyen

Une femme célibataire et solitaire prépare un repas spécial à l'occasion du retour d'une ancienne flamme. Le processus la mène à réfléchir à ses habitudes, ses besoins et ses désirs.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

  

À ciel ouvert numéro 11

Téléchargez gratuitement la version PDF du numéro 11 d'À ciel ouvert.

Bonne lecture!


 

Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :

  • Madeleine Blais-Dahlem
  • Marie-Diane Clarke
  • Tania Duclos
  • Mychèle Fortin
  • Lyne Gareau
  • Jeffrey Klassen
  • Jean-Pierre Picard

Auteur·e·s :

  • Émanuel Dubbeldam
  • Mychèle Fortin
  • Margot Joli
  • Murielle Jassinthe
  • Jean-Pierre Picard
  • Eric Plamondon
  • Laurent Poliquin
  • Sébastien Rock
  • Gisèle Villeneuve

Artiste invité :
Michel Saint Hilaire

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

Merci à l’Association des auteur·e·s du Manitoba français qui a piloté l’organisation du Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens (CCLONC).

La revue À ciel ouvert est publiée et diffusée par :

Coopérative des publications fransaskoises

en partenariat avec

Collectif d'études partenariats de la FransaskoisieRegroupement des écrivains·e·s du Nord et de l'Ouest canadiens


Merci à nos commanditaires:

    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoiseGouvernement du Canada