À ciel ouvert 11 — Automne 2023 / hiver 2024

Van Gogh

Van Gogh

Le jour des gros déchets
l’homme de ma vie m’a déposée sur le trottoir

Parmi les chaises à trois pattes et les matelas infestés
j’ai estimé ma valeur
et je me suis mis en vente sur kijii

Allô
jeune étudiante encore sympathique malgré les circonstances cherche un endroit à l’abri des intempéries
un peu lourde mais faite solide

Un monsieur m’a magasinée sur kijiji
il collectionne toutes les choses qui ont plus de potentiel que d’utilité
entre les pneus encore bons pour un an ou deux si t’es chanceux
et la valise un peu défoncée mais elle est vintage
il m’a choisie

Je me suis livrée à sa porte et il m’a rangée dans son grand placard de bric à brac avec toutes les choses qu’il a un projet abstrait de retaper pis de vernir

Maintenant je vis ici
dans le noir
avec une gang d’objets perdus
blottie entre un vieux coffre de couture et un coquillage
je me sens comme un objet trouvé

Le gars du kijiji
il a un nom qui rime avec décapant
tous les soirs il se berce au son de sa scie à onglets et de sa perceuse électrique
ses deux amants qui ronronnent bruyamment

Je pleure quand je les entends
parce que le bruit des choses qu’on répare
est parfois pire que les détresses qu’il enterre
Grâce à eux
je me suis fait une amie
un petit sécateur (elle préfère le terme sécatrice)

Quand elle me voit calculer comment haute devrait être ma chute jusqu’au sol pour bien me rompre le fil de ma pensée
elle me dit
si je peux faire quoi que ce soit pour toi, tu n’hésites pas
elles sont plus douces que l’on croit, les sécatrices

Elle vient toujours tailler ce qui dépasse
et me rappelle que contrairement au dépotoir des gros déchets
qui est une destination finale
ce placard est une station de correspondance

Ici on peut encore accorder au futur simple
dire des choses comme
je serai
et le temps viendra

Quand la porte du placard s’ouvre grand
le gars du kijiji nous regarde en fronçant les sourcils
il choisit l’un d’entre nous
et on le revoit jamais
Ça nous donne espoir qu’il est devenu autre chose
Ça doit être beau quand même
avoir une vocation

Un jour ce sera mon tour
Quand je vais sortir d’ici
j’espère être une chose utile
sinon une chose qui fait sourire
J’aimerais être une chose qu’on remarque
Une chose unique
une chose une chose une chose complète
pour une fois
Quand il va me sortir d’ici
le gars du kijiji
j’espère qu’il saura niveler mes renflements
qu’il bouchera les craques
et qu’il fera de moi un vase une équerre ou un oiseau

D’ici là
j’attends

La nuit dernière
je n’en pouvais plus du bruit des moteurs et de l’envie
j’ai ouvert le coffre de couture
et j’en ai sorti un très long fil
dont je me suis servi pour coudre ce coquillage mon voisin
contre mon oreille
il est moi maintenant
et je suis lui
et ensemble on entend toujours l’océan

Mon amie sécatrice a coupé les fils qui dépassaient
pour faire plus joli

Je crois qu’un bon soir
je vais lui demander de me couper l’autre oreille
comme Van Gogh

Mon oreille
je la mettrai sur le bord du trottoir peut-être
dans une casserole rouillée ou un tiroir qui ne ferme plus
et elle ira rejoindre les autres choses qui ne servent plus à personne


Texte : Caroline Bélisle
Illustration : Artiste Anne-Marie Sirois


Caroline Bélisle

Caroline Bélisle

« Caroline Bélisle est une comédienne, autrice dramatique et féministe ben ben fâchée œuvrant principalement dans la région de Moncton. Diplômée du programme d’Écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada en 2020, elle a également complété la formation en interprétation de l’Université de Moncton quelques années auparavant. Incisive et fataliste, elle se spécialise dans les comédies qui parlent de choses pas drôles et les drames faits avec rien. En 2020, elle publie Dîner pour deux aux Éditions Perce-Neige suite à la production de la pièce par le Théâtre populaire d’Acadie en plus de remporter le prestigieux prix Gratien-Gélinas pour sa pièce Les remugles ou La danse nuptiale est une langue morte. Si elle était un animal, elle serait un tamias striatus, communément appelé petit suisse, pour des raisons évidentes, comme son intolérance aux bruits soudains, son pelage châtain et le grand défi que ça représente de la photographier en train de faire autre chose que manger. »

Aspirateur

Aspirateur

Anne-Marie Sirois
Sculpture. Série des Fers.
Photo: Marc Xavier LeBlanc

Imprimer
2567
RAFA-ACO-10-2023
Séduction à Vancouver

No content

A problem occurred while loading content.

Créations

Textes lauréats du CCLONC 2024 Textes lauréats du CCLONC 2024

À ciel ouvert a le plaisir de vous offrir les textes primés lors de la 2e édition du  Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens dont le thème était Déchirures(s).

L’improbable rédemption du poète L’improbable rédemption du poète

Courte nouvelle d'une jeune autrice en résidence d'écriture qui fait la rencontre d'un de ses futurs personnages pour se rendre compte qu'il est aussi le personnage d'un autre auteur à une autre époque, Pierre Lardon, qui a des crimes à faire pardonner. 

Bref, la fuite Bref, la fuite

Dans ce récit disloqué, les pensées humanistes d’une physicienne forcée de quitter son pays la soutiennent jusqu’au bout de la fuite.

depuis la garde du matin depuis la garde du matin

Troisième extrait sous un 3e titre d'un recueil en construction. Journal poétique inspiré du Livre des Psaumes en haïkus/haïbuns. Comment faire l'expérience du Psautier par le moyen de la poésie contemporaine.

Arc-en-noir Arc-en-noir

Une relance contemporaine du style Beatnik, le poème Arc-en-noir donne voix aux désirs, pensées non-filtré et conflits interne d'un homme indigiqueer du Manitoba.

Séjour dans le désert Séjour dans le désert

Extrait du roman en chantier Jésus de Nicolet. Le narrateur, Jésus de Nicolet, raconte les souvenirs de ses vies antérieures, dont celle de Jésus de Nazareth, à son voisin de siège lors d’un voyage en train de Toronto à Vancouver. 

Mon corps pour tout royaume Mon corps pour tout royaume

Récit poétique de la quête d'une femme afrodescendante dans un processus de décolonisation du corps et de l'esprit. Ses pas la mènent sur les terres méconnues du Nord canadien. Lorsqu'on est née d'exil, on a le corps pour tout royaume.

Scènes de métro Scènes de métro

Réflexions inspirées par des moments vécus dans diverses stations de métro montréalaises. 

Un village détruit Un village détruit

Représentation imaginaire et poétique de la destruction du village métis de Sainte-Madeleine au Manitoba dont il ne reste que le cimetière. Aucun chemin ne s'y rend et il faut passer par un paturage communautaire très peu carossable pour le rejoindre. 

Viande hachée, à feu moyen Viande hachée, à feu moyen

Une femme célibataire et solitaire prépare un repas spécial à l'occasion du retour d'une ancienne flamme. Le processus la mène à réfléchir à ses habitudes, ses besoins et ses désirs.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

  

À ciel ouvert numéro 11

Téléchargez gratuitement la version PDF du numéro 11 d'À ciel ouvert.

Bonne lecture!


 

Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :

  • Madeleine Blais-Dahlem
  • Marie-Diane Clarke
  • Tania Duclos
  • Mychèle Fortin
  • Lyne Gareau
  • Jeffrey Klassen
  • Jean-Pierre Picard

Auteur·e·s :

  • Émanuel Dubbeldam
  • Mychèle Fortin
  • Margot Joli
  • Murielle Jassinthe
  • Jean-Pierre Picard
  • Eric Plamondon
  • Laurent Poliquin
  • Sébastien Rock
  • Gisèle Villeneuve

Artiste invité :
Michel Saint Hilaire

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

Merci à l’Association des auteur·e·s du Manitoba français qui a piloté l’organisation du Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens (CCLONC).

La revue À ciel ouvert est publiée et diffusée par :

Coopérative des publications fransaskoises

en partenariat avec

Collectif d'études partenariats de la FransaskoisieRegroupement des écrivains·e·s du Nord et de l'Ouest canadiens


Merci à nos commanditaires:

    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoiseGouvernement du Canada