Un réseau pancanadien francophone court-circuité?
Alphabétisation et compétences essentielles
Francis Kasongo, directeur général du Collège Mathieu
En mars 2013, Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC) annonce aux organismes œuvrant au développement de l’alphabétisme et des compétences que le financement de base provenant de ce ministère prendrait fin en juin 2014.
Un mois plus tard, RHDCC lance un appel de propositions. L’appel invite les organismes, publics et privés, à soumettre des propositions de projets destinés à faire partie d’un réseau pancanadien axé sur l’amélioration des résultats des Canadiens sur le marché du travail par le renforcement de l’alphabétisation et des compétences essentielles (ACE). Celles-ci permettent de travailler, d’étudier et de vivre; sont nécessaires à l’apprentissage de toutes les autres compétences; aident les gens à évoluer au travail et à s’adapter au changement en milieu de travail.
Le Réseau pour le développement de l’alphabétisme et des compétences (RESDAC), soumet le projet « Développer des pratiques innovantes en ACE pour la main-d’œuvre qui vit en contexte linguistique minoritaire ».
Le projet déposé en mai 2013 « proposait une approche originale et novatrice en matière de développement des compétences dans une perspective d’employabilité », explique Normand Lévesque, directeur général du RESDAC. « Il visait à répondre aux besoins des adultes qui vivent en situation minoritaire au Canada. »
Le projet avait été élaboré avec vingt-quatre partenaires de tous les horizons, « des acteurs clés de la formation et du développement économique communautaire, » précise le directeur général. « Le projet s’inscrivait parfaitement dans les objectifs du ministère et se proposait de mettre en œuvre de manière efficace les quatre fonctions exigées par l’appel de proposition, soit l’innovation, la recherche, l’information et les relations. »
Entre mai 2013 et mai 2014, le RESDAC ne reçoit aucune demande d’information. Malgré quelques tentatives de sa part de communiquer avec le ministère auprès des contacts qu’il avait, c’est silence radio jusqu’au 22 mai, lorsque le RESDAC reçoit, via un courriel vide d’explications, un non catégorique.
« C’est un refus difficile à comprendre puisque le ministère n’a pas justifié sa décision, » signale Normand Lévesque. Nous savons par contre que tous les partenaires du RESDAC ont été refusés. » C’est un coup dur pour le RESDAC. Son budget annuel, qui était d’un peu plus de 1 million $ en 2013-2014, va maintenant passer à 400 000 $.
Du côté de l’un des partenaires du RESDAC, le Collège Mathieu, c’est la déception. Certes le programme de littératie du Collège Mathieu ne sera pas affecté cette année, mais les conséquences du sous-financement du RESDAC se feront nécessairement ressentir à un moment donné.
« Le RESDAC favorise l’échange d’expertises entre les partenaires du réseau et apporte du soutien à ceux-ci au niveau de la recherche en alphabétisation et en compétences essentielles, » explique Francis Kasongo, directeur général du Collège Mathieu. « Si le RESDAC n’est pas outillé financièrement et humainement, cela aura un impact sur ses partenaires, dont le Collège Mathieu. Les services du RESDAC sont précieux en termes d’offres de programmes de français et d’augmentation de l’alphabétisation des populations francophones en milieu minoritaire. Tout cet apport sera limité maintenant. »
Même sentiment de consternation au RESDAC. Il est difficile de comprendre comment le ministère a décidé qu’on pouvait se passer de « l’expertise » des associations, évalue Normand Lévesque. « On n’a pas tenu compte de l’expertise qu’on a développée. On est très près de nos membres, très près du terrain. De plus, c’est un domaine complexe et la recherche est fondamentale. Et la recherche, le fédéral n’en fait plus. »
D’après Éric Forgues, directeur général de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML), ce refus du gouvernement fédéral indique une tendance inquiétante pour les communautés francophones et acadiennes.1
« L’appel de propositions va dans le sens d’une gouvernance verticale, » explique le sociologue. « On court-circuite la société civile francophone. On ne tient pas compte de la capacité des communautés de prendre des décisions. On a un gouvernement qui croit savoir mieux que les communautés francophones ce qui est bon pour elles. C’est du paternalisme.
« On est en train de passer à une logique de ‘rendement’, de ‘marché’, de ‘valeur ajoutée’, » pense Éric Forgues. Le gouvernement doit-il financer la valeur ajoutée ou le développement des capacités? Les droits linguistiques ont une portée réparatrice : on doit viser à développer des capacités au sein des communautés. On ne peut pas mettre en concurrence les organismes francophones avec tous les autres, sans se préoccuper de développer leurs capacités.
« C’est toute l’approche du financement qui est à revoir, » déclare-t-il. « Le financement devrait s’appuyer sur des choix faits par des organismes francophones qui se sont concertés, qui ont établi leurs besoins et les moyens d’y répondre. L’État devrait financer non seulement des projets, mais surtout des capacités de gouvernance communautaire. »
1 Voir le rapport « Financer la francophonie canadienne : faire société ou créer un marché de services? » préparé par Éric Forgues, directeur général de l’ICERML, et Michel Doucet, professeur de droit de l’Université de Moncton, disponible sur le site Web de l’ICRML.
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