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Le Pèlerinage

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D’abord Murielle voulait changer son prénom. La Sainte Muriel qui se fête le 25 août, jour de sa naissance, avait deux inconvénients pour elle. Primo, la sainte elle-même avait un parfum franchement trop anglais (si Murielle avait fait des recherches plus approfondies, elle aurait été légèrement soulagée d’apprendre l’origine irlandaise du prénom : Muirgheal). Secundo, la pauvre petite sainte obscure ne pouvait guère rivaliser avec l’Assomption de la Sainte Vierge que l'on fête à cette date, une concurrence quelque peu déséquilibrée. Les Marie sont d’ailleurs innombrables et omniprésentes. « Non, il n’est pas question que je porte ce prénom non plus !» conclut Murielle.

Sainte Agathe, par contre, lui convenait bien. Sans doute Murielle visait déjà une visite à Catane en Sicile où naquit la martyre et au Mont Etna qui entra en éruption un an après la mort grotesque de la misérable sainte. Mais elle allait doucement par petits pas et s'offrit d’abord un petit voyage à Sainte-Agathe-des-Monts, car c’était dans les voyages et les croisades que Murielle se frayait un chemin. Si elle échappait de peu à la vanité, il faut dire qu’elle était néanmoins ambitieuse en s’imaginant des aventures à épater les bourgeois, Marguerite Bourgeoys pour commencer et Jeanne Mance par la suite.

Patriote tout de même à ses heures, en 1973 elle faillit devancer l’office ecclésiastique en se rebaptisant Andrée, mais — tout comme le bon Frère André, « Serviteur de Dieu » à l’époque — elle n’en avait pas le cœur. Nonobstant, elle visita la basilique à Montréal à plusieurs reprises. Elle renonça définitivement à ce prénom quand elle constata ses affres devant une foule de gens en prière accrochés à leurs béquilles et assis dans des fauteuils roulants. C’est à ce moment-là qu’elle opta pour les croisières plutôt que pour les croisades.

Déjà elle trouvait lourdes ses recherches pour réaliser une stratégie d’éponymie. Finalement, elle jeta un tas de prénoms de saintes en vrac dans le bénitier et, en les joignant par des traits d’union, elle arriva à ceci : Agathe-Lucie-Léonie-Évrarde-Laurence-Ulrica-Irène-Ambroise. « Alléluia ! dit-elle, cela suffira ! » Puis elle se mit en route pour visiter les terres bénies qui les ont vues vaquer à la sainteté.

Malgré les notes dérisoires qui avaient toujours parsemé les grilles de ses bulletins scolaires, elle consacrait un journal particulier à la narration de ses états d’âme pendant qu’elle suivait ces traces sublimes. Elle se vengeait ainsi des Sœurs de la Présentation (encore une bonne raison pour ne pas choisir le nom de Marie !). Elle envoyait mensuellement ses chroniques à une revue confessionnelle.  Une petite presse catholique sous la tutelle d’un monastère bénédictin de La Prairie avait accepté de publier ses reportages, alors pour ses pèlerinages onomastiques elle redoubla ses efforts en français, sans trop de succès pourtant. Heureusement, le Père Demetrius, polyglotte, prit la tâche de corriger les épreuves.

A.-L.-L.-É.-L.-U.-I-A. était dans les nuages quand elle accomplit son pèlerinage à Santiago de Compostela. Mais quelle déception par la suite d’apprendre qu’une maladie grave venait d’atteindre les abeilles dans les ruches du monastère dont s’occupait le Père D. Il dut déléguer la correction de ce reportage à un autre. Celui-ci, pauvre bénin, n’était pas parmi les plus brillants, mais dans les besognes d’un monastère, chacun son tour, n’est-ce pas ?

Elle se précipita pour lire les paroles de son journal intime transcrites dans l’hebdomadaire pour la postérité et livrées dans des boîtes à lettres dans une prairie pour le moment lointaine :

À la premier vu du portail de la gloire de Saint-Jacques-de Compostelle, je frétille d’une bonheur sublime. Je suis prêt à me mettre à genou pour grimper les finales marches au paradis. J’ai hate de faire l’accolade rituelle : el abrazo al Apostolo. Quel joie de recevoire  enfin ma compostela.

À ses proches, Agathe-Lucie-Léonie-et-al se confondit en excuses. « Je vous dis simplement que  j’ai décrit fidèlement chaque pas de mon pèlerinage à Compostelle. Peu m’importe si mon nouveau réviseur manque d’aptitude dans la rédaction. » Telle une martyre (elle en avait un bon choix onomastique), elle assuma tous les défauts du texte publié. « Vous pouvez considérer ces erreurs comme mes coquilles  Saint-Jacques. Savourez-les, ajouta-t-elle d’un ton mielleux, Bon appétit ! »