Quarante-quatre pour cent des francophones seraient mal à l’aise d’utiliser le français au travail, révèle un sondage du Commissariat aux langues officielles auquel ont répondu plus de 10 000 fonctionnaires fédéraux. Des données qui ne surprennent pas certains experts qui rappellent que le phénomène est documenté depuis de nombreuses années.
Parmi les autres constats du sondage, on apprend que 43 % des fonctionnaires francophones et 39 % des anglophones aimeraient avoir plus d’occasions d’utiliser le français au travail.
Le sondage révèle aussi que les personnes qui se sentent mal à l’aise de s’exprimer dans leur langue première sont surtout préoccupées par les inconvénients qu’ils causent à leurs collègues, alors que ceux qui éprouvent la même réticence lorsqu’ils s’expriment dans leur langue seconde sont rebutés par l’effort supplémentaire qui est requis ou par la crainte d’être jugés.
Le professeur Matthieu LeBlanc, du Département de traduction et de langues de l’Université de Moncton, observe que c’est la première fois que l’insécurité linguistique fait l’objet d’un rapport distinct du Commissariat aux langues officielles (CLO), même si la notion a souvent été soulevée dans les rapports annuels du CLO.
Pour Matthieu LeBlanc, professeur au Département de traduction et des langues de l’Université de Moncton, ce sondage passe un peu sous silence l’unilinguisme, une des causes importantes de l’insécurité linguistique.
Crédit : courtoisie
«Ça vient confirmer ce que plusieurs d’entre nous avons observé, vécu. Il n’y a pas de grande surprise dans ce sondage et dans ses résultats», évalue François Larocque, professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur le monde francophone, droits et enjeux linguistiques.
Si le phénomène de l’insécurité linguistique dans la fonction publique fédérale est bien connu, ajoute Matthieu LeBlanc, le sondage permet cependant de mieux comprendre les raisons de cette insécurité puisque les fonctionnaires fédéraux y recensent les raisons derrière leur malaise à s’exprimer dans l’une des deux langues officielles.
Des pistes de solutions déjà explorées
Les répondants au sondage ont aussi avancé quelques pistes de solution à l’insécurité linguistique. Les anglophones proposaient surtout de multiplier les occasions d’apprentissage linguistique, alors que les francophones prônaient un plus grand leadeurship de la direction pour «promouvoir un milieu de travail où les deux langues peuvent être lues et entendues».
Encore une fois, selon François Larocque, ces pistes de solution ont «déjà été exprimées ailleurs».
Matthieu LeBlanc rappelle que «[l’importance du] leadeurship de la haute direction, ça fait longtemps qu’on le mentionne dans les études du CLO, et ça fait aussi pas mal d’années qu’on le signale dans les rapports».
«J’ai moi-même participé en 2003 à la rédaction d’un rapport, Le français à suivre, et déjà à ce moment-là on faisait référence au leadeurship de la haute direction», souligne le professeur de l’Université de Moncton.
Pour François Larocque, si cette étude reprend des constats familiers, ce qui diffère ici est son «timing» : «[C’est] le fait qu’elle sorte en janvier 2021, alors que le gouvernement se prépare à nous présenter un livre blanc sur les langues officielles qui promet de proposer des changements innovants et de nouvelles pistes en matière de politiques des langues officielles au Canada.»
François Larocque, professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur le monde francophone, droits et enjeux linguistiques.
Crédit : Valérie Charbonneau
Des obstacles passés sous silence
Le rapport omet d’aborder un obstacle majeur au bilinguisme en milieu de travail, soit l’unilinguisme, souligne Matthieu LeBlanc. Il précise que dans le contexte de la fonction publique fédérale, on parle d’unilinguisme anglophone.
«Ça ne peut pas être passé sous silence : dès que dans une équipe il y a des unilingues anglophones qui s’expriment dans la langue de la majorité, la langue dominante, c’est certain que la dynamique de la réunion est modifiée. Les francophones, qui ont un réflexe naturel de passer à l’anglais dans cette situation, vont le faire», explique l’expert en sociolinguistique.
La persistance de l’insécurité linguistique, selon Matthieu LeBlanc, s’explique en partie par une situation de diglossie : pour toutes sortes de raisons historiques et politiques, les deux langues officielles «n’ont pas le même poids, le même prestige».
«Les pratiques établies font que c’est l’anglais qui demeure la langue de travail, que dans les perceptions, les gens estiment que l’anglais est une langue plus légitime – la langue des affaires, la langue du commerce», de sorte que si le français et l’anglais ont une égalité de statut, celle-ci ne se traduit pas dans les pratiques, identifie Matthieu LeBlanc.
Pour le juriste François Larocque, les pistes de solution passent par une plus grande valorisation du bilinguisme : il souligne d’ailleurs que la prime au bilinguisme n’a pas augmenté depuis vingt ans.
«Il faut se mettre dans la position d’un anglophone de la majorité linguistique. Pourquoi est-ce qu’il apprendrait le français? Qu’est-ce qui viendrait le motiver? Savoir que certains postes ne lui seraient pas accessibles s’il ne démontre pas un haut niveau de bilinguisme, ou savoir que son revenu annuel va être majoré s’il démontre les compétences requises. C’est reconnaitre que le bilinguisme est une compétence dans le contexte fédéral canadien», illustre François Larocque.
Revoir les régions désignées bilingues sous la partie V de la Loi?
Fait intéressant, plus de 4000 fonctionnaires qui travaillent en dehors des régions désignées bilingues (soit certaines régions du Québec et de l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la région de la capitale nationale) ont tenté de répondre au sondage, même si celui-ci ne s’adressait qu’aux fonctionnaires travaillant dans les régions désignées bilingues.
Le CLO se questionne donc sur les délimitations des zones désignées bilingues sous la partie V de la Loi sur les langues officielles, qui demeurent inchangées depuis 1977.
«La désignation actuelle des régions visées par la partie V […] ne semble pas traduire les besoins, les réalités et les valeurs» des fonctionnaires fédéraux, peut-on lire dans le rapport du sondage.
Qu’est-ce que l’insécurité linguistique?
L’insécurité linguistique se définit comme «le sentiment de malaise, d’inconfort ou d’anxiété ressenti lorsqu’on utilise ou tente d’utiliser sa première langue ou une langue seconde à cause de divers facteurs : environnement, perceptions, relations interpersonnelles, organisation et dimension culturelle et sociale», selon le rapport.
Matthieu LeBlanc explique que l’insécurité linguistique est inséparable des représentations que les gens se font de leur langue. «Par exemple, si un francophone en situation minoritaire voit l’anglais comme la langue dominante, comme la langue légitime, la langue du travail, la langue des affaires, la langue du commerce, ça peut expliquer pourquoi en milieu de travail il opte pour cette langue.»
François Larocque, rappelle pour sa part que l’insécurité linguistique peut aussi être vécue au sein du même groupe linguistique, par exemple lorsqu’un accent régional se voit dévalorisé par rapport à un accent «standard».