Illustration de David Baudemont
Les jours de grand vent, une houle furieuse agite le blé en herbe. Les vagues courent sur les flancs des collines devenus soudain liquides. Giflée par le vent, la plaine me ramène tout droit sur les plages du nord de l’Europe, il y a près de cinquante ans. Le sable me pique la peau. J’entends le bavardage assourdissant des mouettes. L’air s’emplit d’odeurs d’algues. J’y suis! L’océan Atlantique ravive le sens du « plus grand que soi » qu’il a éveillé en moi tout petit, car il a quelque chose du dieu antique. C’est lui qui porte le monde. Pour l’enfant que j’étais, c’était l’évidence même! Il était la force infinie, celle que moi-même — sage blondinet que j’étais — je n’avais pas, mais à laquelle j’aspirais. Alors, pour tenter d’attraper une petite part de cette puissance absolue, je m’y baignais, j’affrontais ses vagues.
L’océan, nous le recevions en plein corps, ma sœur et moi, avant même de le voir. À peine sortis de la villa de vacances normande où nous logions, nous l’entendions. Quel bruit! Peut-on imaginer un grondement plus impressionnant? Sourd et continu, sorti de la poitrine d’un titan, il est encore là, à portée de mémoire.
Entrer dans l’océan ne fut jamais chose banale. Chaque jour, c’était un défi renouvelé.
D’abord, je suis sur la grève, les pieds à peine recouverts d’eau. J’attends que la caresse des vaguelettes fasse disparaître mon appréhension. Mais plus j’attends, plus elle augmente! Alors, le cœur battant, criant du haut de mes cinq ans tout neufs, je m’immerge dans cette masse d’eau verte. Ce n’est pas une vague qui fonce sur moi, c’est un monstre, un ventre de baleine! Rien pour m’y accrocher! À cet instant, je ne suis plus qu’une de ces petites barques en plastique, minuscule jouet de plage menacé de naufrage. J’empoigne ma bouée comme on saisit sa dernière chance.
Mais soudain, en dépit de toutes mes craintes, je me sens soulevé de terre tout doucement, aspiré vers le sommet de la géante. Le présent a pris toute la place, il n’y a plus que moi et Elle. La vague tient mon destin dans ses flancs ronds. En un instant, la montagne d’eau absorbe passé et futur, joies, peines, attentes, regrets et, plus étonnant encore, ma peur. Surpris par tant de douceur et de force mêlées, je me laisse aller, me couche sur le ventre de cette femme-Atlas, mère des mères, déesse invincible.
Alors, en suspension dans ce ciel à l’envers, je découvre l’infini. Y a-t-il quelque chose de plus grand que l’océan? A-t-il vraiment une fin? Il paraît qu’il y a un « autre côté », on a du mal à y croire.
Tout en haut, pendant quelques secondes de rêve, les habitants de ce monde d’eau surgissent : voiliers, chalutiers, cargos, tous ceux qui vivent tous les jours sur l’infini. Ils en connaissent les courants, les îles et les secrets. Contrairement à nous, ils ont écouté l’appel du large.
Alors, je reconnais le vent d’ici. Ce n’est autre que le souffle des explorateurs, des aventuriers de toutes sortes, bref de tous ces nomades qui nous ont toujours fascinés et qui occuperont encore demain les recoins les plus secrets de notre imagination de sédentaires.
Mais ne suis-je pas moi-même un de ces aventuriers nomades, tout bien considéré?
Extrait du livre Lignes de fuite de David Baudemont, paru en juillet 2015 aux Éditions de la Nouvelle plume, http://plume.avoslivres.ca/