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Martine Noël-Maw

La passion du poissonnier

Deux ou trois fois par semaine, et toujours de bon matin, on entendait le grincement des roues de la charrette vétuste que Gringoire utilisait pour livrer la viande. Le bruit était d’une lenteur lancinante, au rythme des pas du garçon qui, chaussé de sabots ayant appartenu à son père et à ses frères avant lui, peinait à monter la rue à-pic et zigzagante. Au bout de l’exténuante montée, Gringoire se pointait devant l’église, tête basse, sa chevelure d’étoupe couvrant son visage. Les paumes de ses mains témoignaient du fait que souvent il trébuchait, faute de regarder où il mettait les pieds.

La toute première fois que Firmin vit Gringoire, il faillit s’enfuir en courant. Les garçons étant sensiblement du même âge, ils auraient pu faire connaissance et, qui sait, peut-être se lier d’amitié, mais cela ne s’est pas produit, car dès la première rencontre, les choses ont mal tourné.

Bien que déstabilisé par la vue du boucher, Firmin poursuivit son épouvantage. Un tir précis atteignit un pigeon en plein sur la tête et l’oiseau alla choir avec un bruit sourd devant la porte du chapelier. Firmin venait d’abattre son premier pigeon. Il se voyait déjà brandir avec fierté sa prise sous le regard ébahi de sa mère qui en ferait un ragoût en y ajoutant quelques tubercules. Firmin était au comble de la joie! Il se précipita pour récolter la bête en espérant que le chapelier ne sorte pas de son atelier pour la réclamer sous prétexte qu’elle roucoulait sur son toit au moment de l’abattage. Le garçon jeta un coup d’œil à l’intérieur du commerce et ne vit rien bouger. L’heure matinale jouait en sa faveur. Au moment où il se penchait pour ramasser le petit gibier encore tout chaud, une violente poussée le fit tomber à la renverse. Dans la confusion, il crut qu’une horde de pigeons venait venger leur semblable, mais il s’aperçut rapidement que le coup provenait de Gringoire.

– Hé! Qu’est-ce que tu fais?

Gringoire ne dit rien. Il se pencha, prit le pigeon, le glissa dans la poche de son tablier raidi de sang séché et s’en retourna vers sa charrette, la tête du volatile dodelinant au rythme de ses pas.

– Hé! s’écria Firmin. Reviens ici! Donne-moi mon pigeon!

Gringoire ne dit mot, saisit les brancards de sa charrette et se remit à avancer. En colère, Firmin se releva d’un bond. Ignorant la douleur causée par sa chute, il se planta dans le chemin du filou. S’ensuivit une bataille épique de laquelle ni l’un ni l’autre ne sortit vainqueur, et qui installa entre les deux un climat de haine implacable.

Quelques années plus tard, une tragédie survint à Saint-Amadour qui chamboula la vie du jeune épouvanteur. Celle-ci se produisit un matin, alors que Gringoire achevait sa montée au village pour faire ses livraisons. Sa charrette branlante était chargée par-dessus les ridelles de paquets de viandes de toutes sortes, allant du fromage de tête, au boudin, à la longe bien bardée, aux côtelettes et jusqu’au cochon entier. Gringoire montait péniblement la côte tandis que la mère de Firmin la descendait, en chemin vers le port pour s’approvisionner en poisson frais avant l’ouverture de sa boutique. Comme d’habitude, elle croisa Gringoire sans le saluer. Elle avait toujours dit de lui et de sa famille qu’ils avaient des têtes de lard et que par conséquent, ils n’étaient pas fiables. Non pas que la mère de Firmin se soit crue partie de la noblesse, mais en tant que poissonnière patentée, elle avait juré que jamais elle ne s’abaisserait à adresser la parole à des gens qui faisaient commerce d’animaux qui se prélassaient dans la bauge. 

Revenons à ce matin où la poissonnière a descendu la côte pour la dernière fois. Elle sifflotait, un panier d’osier vide appuyé sur la hanche. Gringoire marmonna quelque chose en la croisant. Sans doute une obscénité destinée à être entendue par lui seul. Quelques mètres plus loin, voulant tourner à droite devant la boutique de l’apothicaire, Gringoire imprima à sa charrette un mouvement brusque et crac! Un des brancards cent fois rafistolés céda sous la pression. Gringoire perdit prise et la charrette se mit à dévaler la pente en semant, ici et là, des paquets de viande mal ficelés avant de heurter de plein fouet la marchande de poisson. La pauvre femme se retrouva coincée sous une roue, le cou cassé, arrêtant net la descente infernale de la carriole brinquebalante.

C’est ainsi que Firmin, qui n’avait déjà pas de père, se retrouva orphelin. Et c’est ainsi qu’il hérita de la poissonnerie et dut dire adieu à sa passion. 

Si d’aventure vous passez par Saint-Amadour, n’hésitez pas à vous arrêter à la poissonnerie pour saluer le vieux Firmin. Lancez-lui un chaleureux : « Bien l’bonjour, l’épouvanteur! » Ça lui fera chaud au cœur.

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