La plaine est la petite sœur continentale de l’océan...
Extrait de Lignes de fuite de David Baudemont (Éditions de la nouvelle plume, 2015)
La plaine est la petite sœur continentale de l’océan. À cette saison, la ressemblance est frappante. Pris dans l’étau des premiers grands froids, le paysage s’est figé. Les bancs de neige imitent à la perfection la houle, comme si une immense mer d’écume s’était fait surprendre par un brusque coup de gel arctique.
Ce sont les premiers jours de décembre. C’est le début de la « grande traversée » et je contemple avec une certaine angoisse les cinq mois d’hiver devant moi. Au loin, le ciel se noie dans un jour blanc.
Il n’y a pas foule aujourd’hui. Et pas grand-chose pour retenir mon attention dans ce vaste blanc-sur-blanc. Sur la route rectiligne, la voiture semble être passée au pilotage automatique. J’interroge le lointain, mais la ligne d’horizon a bel et bien disparu. Est-ce à cause de cela que le temps semble s’être désagrégé? Mon esprit se met en vadrouille…
Dans la lumière changeante de la fin d’après-midi, un tas de souvenirs remontent en vrac : une journée nuageuse sur les plages de l’Atlantique, enfant ; un ciel gris et mauve au-dessus de la mer Baltique, l’an dernier ; les nuages bas d’un hiver universitaire. Passé, présent et avenir se confondent, comme dans les rêves. On dirait un échantillonnage de ma mémoire programmée par un technicien fantasque. Je me soumets avec plaisir à son petit jeu, car ce sont des souvenirs heureux pour la plupart.
Je me dis qu’après tout, la vie m’a offert de beaux moments.
Au détour d’un large virage, de fausses collines enneigées apparaissent au loin en trompe-l’oeil, comme ces mirages dans le désert.
J’étais sûr que ce n’étaient que des nuages, mais maintenant, je ne sais plus, je n’en mettrais pas ma main à couper…
Un peu plus tard, le ciel se dégage. Un soleil vif et acide m’emplit d’un jus électrique. Son froid et son piquant activent mes sens et mon esprit moqueur. Un citron nature tranché en un cercle parfait qui n’en finit pas de m’émerveiller. Une fine poudre de glace multicolore virevolte dans l’air glacé, comme si là-haut quelque grand génie s’était amusé à secouer une de ces boules de verre souvenir bon marché. La plaine s’amuse. « On joue…? » Un halo de lumière apparaît droit devant. Il occupe la moitié du ciel. « As-tu déjà vu quatre soleils? »
Soudain, je redeviens un de ces enfants émerveillés par le premier jour des vacances de Noël! Auréolé par cet arc-en-ciel hivernal, je roule, un œil sur la campagne et l’autre sur la route, heureusement déserte. Un rapace se confond avec le brun des bosquets. Un coyote se retourne au passage du véhicule. « Qu’est-ce que tu fais là, toi? » semble-t-il me demander. C’est vrai que j’ai l’air d’un intrus. Je m’en excuse mentalement : « Je ne fais que passer, ne te dérange pas pour moi. » Il se remet à trotter, pelage gris fauve, regard affûté, au centre d’un tableau qui a été créé pour lui.
Finalement, ces cinq mois ne seront peut-être pas si pénibles que ça…