Songe d’une nuit aztèque
Mychèle Fortin
Mychèle Fortin
Grande voyageuse et véritable touche à tout, Mychèle a eu plusieurs vies. D'abord il y eu le piano, les études classiques, les premières chansons. Ensuite ce fut le théâtre, École nationale, régie – entre autres à la Cie Jean Duceppe et au Centre national des arts. Puis vinrent la recherche à l'ONF – avec le défunt et célèbre Studio D -, les études en science politique. Suivi un virage vers le milieu communautaire et l'éducation populaire. Entre et au travers de tout ça, les voyages. La maternitude. En Saskatchewan depuis mai 2013, elle a été rédactrice de l'Eau vive et signe la chronique Coup d'oeil sur le monde depuis l'automne 2014. Elle partage son temps entre le jardin, la musique, l'édition et son amoureux. Lire est son plaisir gourmand, écrire est son plaisir coupable.
Une nuit. Au Mexique. Ce pays me colle au cœur, au corps, à l’âme. Un rien m’y replonge. Un air de ranchera, l’odeur de coriandre, une toile de Frida Khalo. Vous connaissez la maison bleue de Frida? J’habitais tout près, à Coyoacán, ce quartier que je préfère à tous ceux que j’ai connus à Mexico.
Une nuit, donc. Par les fenêtres ouvertes de l’autobus de la Flecha Roja, qui roule de Mexico à Oaxaca, entre l’air chaud et sec. L’autobus est bondé. Hommes et femmes aux cheveux de jais, les premiers vêtus de pantalons de coton blanc informes, les secondes en longues jupes colorées et rebozos, sorte de châles dont plusieurs servent à porter un bébé. Tous s’entassent à trois sur des banquettes à deux places. Le plancher est jonché de sacs, de paniers. Mon compagnon de voyage et moi sommes les seuls Blancs dans cet autobus de troisième classe. Les autres passagers dorment ou parlent à voix basse dans une langue que je ne comprends pas. Le nahuatl n’a rien à voir avec l’espagnol. De temps à autre, un pleur d’enfant. Nous sommes en terre aztèque, ça se voit, ça s’entend.
Soudain, l’autobus toussote, crache, et finalement, s’immobilise. Au milieu de nulle part. En ces temps prétéléphone portable, il n’y a rien à faire, du moins rien à faire avant que le jour ne se lève. Personne ne s’affole. Ils ont l’habitude. Ce n’est pas une panne qui les empêchera de dormir ou qui interrompra les conversations. Rien ne presse.
Mon compagnon de route et moi descendons du bus. Le chauffeur, appuyé sur son véhicule, fume une cigarette. Nous l’imitons. La nuit est noire, mais un ciel criblé d’étoiles nous éclaire. Tout près, un sentier disparait entre les cyprès et les cactus. Nous décidons de le suivre. Au loin, une lumière, vers laquelle nous nous dirigeons, curieux.
Au bout d’un moment, nous tombons en arrêt devant une petite maison blanche, avec une porte bleue. Un porche, sous un mauvais éclairage au néon. Deux hommes, une femme, attablés devant des verres, une bouteille de tequila, une bouteille de mezcal. Un des hommes gratte une guitare mal accordée qui gémit sans rythme ni mélodie. Devant le porche, étendue sur le sol, une vache, le cou tranché. Les yeux à moitié clos, le corps parcouru de légers tremblements, elle agonise.
La femme, encore jeune et pourtant déjà vieille, et les hommes, à qui on donnerait trente ou soixante ans, nous regardent, nous saluent sans manifester le moindre étonnement. Quoi de plus normal que deux gringos se pointant chez vous à deux heures du matin? D’un geste, ils nous invitent à prendre un verre. Ne posent aucune question. Nous trinquons. Le gratteur de guitare continue de gratter. Nous, nous n’osons parler de la vache.
Le temps s’est arrêté. Eux, nous, la vache qui, quelques verres plus tard, semble tout à fait morte. Le plus âgé des deux hommes dit quelque chose à la femme qui se lève. Nous nous levons aussi, un peu chancelants. Nous les remercions, ils nous sourient. Que les vaya bien. Nous repartons vers l’autobus. Le ciel pâlit.
Des années plus tard, je lirai cette citation de Dali qui, après un court séjour au Mexique, avait déclaré: «Pas question que je retourne au Mexique. Je ne supporte pas d’être dans un pays plus surréaliste que mes peintures». Je comprendrai ce qu’il avait ressenti. Sauf que moi, j’y retournerai...