Musicienne de rue à Moscou
Crédit : Mychèle Fortin
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les déprogrammations d’artistes russes se succèdent en Europe, aux États-Unis, au Canada. Annulations de concerts, de films et d’opéras, évincement de concours internationaux, c'est tout le milieu artistique russe qui est mis au ban. Certes, il est légitime de sanctionner des défenseurs de Vladimir Poutine, tel le chef d’orchestre Valery Gergiev dont tous les engagements ont été annulés. Et on s'en réjouit. Mais il y a les autres, tous ceux et celles qui ne méritent pas d'être traités en parias.
On ne soupçonne pas le climat d'angoisse dans lequel vit le milieu artistique en Russie. Des artistes qui se sont prononcés contre la guerre craignent pour leur sécurité. Certains ont démissionné pour marquer leur opposition à la politique de Poutine. D’autres, comme la ballerine étoile du Bolchoï, Olga Smirnova, ont choisi de fuir leur pays par « honte ».
L'auteur Emmanuel Carrère se trouvait à Moscou au début de l’invasion de l’Ukraine. Ce qu'il raconte (dans L'OBS du 9 mars) fait peur. « En quelques jours, on a atteint un niveau de paranoïa proche de la Grande Terreur stalinienne. Tout est écouté, plus aucun moyen de communication ne peut être considéré comme sécurisé. »
Et que dire de cette loi qui, depuis le 4 mars, réprime les « fake news » concernant ce qui se passe en Ukraine, avec des peines pouvant aller de trois à quinze ans de prison selon la gravité de la “faute” ? Cette loi vaut aussi pour les étrangers.
Des enseignants et anciens élèves de la prestigieuse École spéciale de musique Gnessine, à Moscou, ont condamné dans un communiqué une opération de relations publiques pro-guerre menée par le directeur de l’établissement, Mikhaïl Serguéïévitch Khokhlov. Celui-ci avait publié sur la chaîne YouTube Gnessin World Channel une vidéo intitulée Gnessin Virtuosi – muZical Offering. On remarquera le Z, symbole affiché sur les véhicules militaires russes en Ukraine, qu'arborait Khokhlov sur un t-shirt dans la vidéo (qui a été retirée depuis).
« Nous, anciens élèves et diplômés de l’École Gnessine, ainsi que ses enseignants, condamnons cette action honteuse dans les termes les plus forts possibles et la considérons comme une horrible tache sur l’histoire de notre école. »
Certains des 168 signataires de ce communiqué habitent à l'étranger, mais bon nombre vivent en Russie. Leur prise de position est courageuse dans un pays où le non-soutien à la guerre est considéré comme une trahison.
Et pendant ce temps-là...
Le Festival de Cannes a décidé de ne pas accueillir de délégation russe cette année.
Le Festival de Glasgow a déprogrammé le film du réalisateur Kirill Sokolov. Or, la moitié de la famille de Sokolov est ukrainienne. Aux dernières nouvelles, sa grand-mère maternelle vit terrée dans un bunker à Kyiv.
Plus près de chez nous, la Vancouver Recital Society et l'Orchestre symphonique de Montréal ont annulé les concerts que devait donner Alexander Malofeev, pianiste russe réputé de 20 ans, bien que ce dernier ait publiquement dénoncé la guerre.
Le Festival du film de l’Outaouais a exclu les trois films russes qui devaient être projetés.
Le Conseil des arts du Canada a décidé de geler le financement d’activités impliquant des artistes ou des organisations culturelles de Russie ou de Biélorussie.
Heureusement certains ne confondent pas tout
Saguenay n'est pas Glasgow. Le Festival Regard à Saguenay a choisi de maintenir la projection d'un film d'animation de Tatiana Kiseleva. « Je pense qu'on ne doit pas faire payer les cinéastes russes pour ce qui se passe », a déclaré la directrice du festival Mélissa Bouchard. « Les décisions du gouvernement russe ne sont pas les leurs. »
Avignon n'est pas Cannes. La pièce du metteur en scène et réalisateur russe Kirill Serebrennikov ouvrira le prestigieux Festival d'Avignon en juillet. Mais on ignore si Serebrennikov sera présent. Triste ironie, l'artiste de 52 ans, connu pour des productions osées, pour son soutien aux LGBT+ et pour sa critique du régime de Poutine, est interdit de quitter Moscou.
Les morts aussi sont mis au ban
L'orchestre philharmonique de Cardiff a retiré « l'Ouverture de 1812 » de Tchaïkovsky de son répertoire. La prochaine étape, ce sera quoi ? Interdire Prokofiev, Rachmaninov ? Fermer les portes des théâtres à Dostoïevski, Pouchkine, Tchekov ?
Les Russes sont à la merci d'un homme inquiétant. Ses opposants n'ont pas besoin d'être, en plus, la cible d'un sentiment antirusse primaire.
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mise à jour : L'Orchestre symphonique de Montréal a annoncé aujourd'hui, 31 mars, que les concerts du pianiste russe Daniil Trifonov auraient lieu les 20 et 21 avril tel que prévu. Bravo !