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Horizons - chronique littéraire du Cercle des écrivains de la Saskatchewan

Trente millions de pas (extrait)

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J’avais douze ans la première fois où je suis partie sur le Chemin. J’utilise la majuscule pour illustrer l’espèce de vénération empreinte de mystère contenue dans la façon dont on en parle. À l’entendre ainsi prononcé, on pourrait croire qu’il s’agit d’une voie royale qu’empruntent les nobles vêtus de leurs plus beaux habits en saluant les badauds qui les regardent passer en faisant des courbettes. En réalité, il s’agit d’un sentier de terre battue parcouru par des malheureux depuis mille ans et qui sert de voie de transhumance au bétail qui le parsème de tas de bouse fumants. On est loin des grands apparats.

Levée à l’aube, j’ai emboîté le pas à un groupe de pèlerins. Certains m’ont regardée d’un drôle d’air avec ma besace au ventre plat qui ne contenait qu’un bout de pain et un restant de saucisson. C’est tout ce que j’avais pu mettre de côté sans éveiller les soupçons de maman. Car bien sûr, ma mère n’était pas au courant de mon projet.

Parmi la demi-douzaine de pèlerins auxquels je me suis jointe, une femme passablement âgée à en juger par la courbure de son dos a fait un mouvement, comme si elle allait m’adresser la parole, mais elle s’est ravisée. Sur le Chemin, on ne parle pas inutilement. On économise son souffle et sa salive. C’est l’une des premières leçons que j’ai apprises.

Les oiseaux se dégourdissaient sur les branches des arbres dénudés qui bordaient le sentier. Du bout de mes sabots, je m’amusais à frapper le crottin et la bouse, gelés comme de la roche. Malgré la simplicité et le dénuement de ma situation, un sentiment de plénitude propre au commencement du jour m’a envahie. Je me voyais déjà poser pied en terre lointaine et y retrouver mon père par un clair matin. Le cœur débordant de fierté à la vue de sa fille qui avait bravé sa mère, les intempéries et les brigands pour le retrouver, mon père pleurait à chaudes larmes en me serrant dans ses bras, tremblant d’émotion. Tout l’amour du monde m’était redonné.

C’est par la peau du cou que maman m’a ramenée à la maison en fin de matinée. À compter de ce jour, le désir de repartir sur le Chemin a pris racine en moi. J'ai passé les trois années suivantes à me remémorer le sentiment de bien-être ressenti du fait d’être libérée de mes corvées et du fol espoir de revoir mon père. Pas une journée n’est passée sans que je pense à lui. Où était-il rendu? Que faisait-il? Il avait bien dû compléter le tour de la terre depuis le temps. Peut-être était-il passé devant la maison et je l’avais manqué? Je ne quittais plus la fenêtre des yeux. Je travaillais, je mangeais, j’étudiais (ou faisais semblant de) toujours aux aguets. D’un soleil à l’autre, en accomplissant mon travail, je regardais passer les pèlerins et autres voyageurs, étudiant leur démarche, scrutant leur physionomie à la recherche d’un trait familier, d’une chevelure flamboyante.

***

Au fil des mois et des années, mon dégoût de jouer la bonne à tout faire pour des miséreux de passage n’a cessé de grandir, tout comme mon désir de partir à la recherche de mon père. Mes gestes de désobéissance et de rébellion, additionnés à mes suppliques et au soutien de tante Becca qui répétait souvent : « Moi, si j’avais son âge et que mes genoux me le permettaient, je partirais », ont eu raison de la résistance de ma mère. J’avais quinze ans quand, à bout de patience et d’arguments, elle m'a dit : « Vas-y. Pars, si tu penses que la vie est plus belle ailleurs! » Ce jour-là, elle m'a vraiment mise au monde. Et tout comme la première fois, je me doute que cela ne s'est pas fait sans douleur.


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