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Je me souviens du "mammouth laineux"

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Serge Bouchard
Serge Bouchard, anthropologue et écrivain
Crédit : Marie-Christine Lévesque

En ce jour du Souvenir, je me souviens d'un combattant d'une autre sorte : Serge Bouchard, anthropologue, auteur, conférencier, animateur, décédé il y a exactement six mois, le 11 mai 2021. Le "mammouth laineux", animal d'une autre époque auquel il s'identifiait, avait 73 ans.  

Serge Bouchard fut d'abord pour moi, et pour des milliers d'auditeurs et d'auditrices, la voix extraordinaire qui nous berçait sur les ondes de Radio-Canada. La voix qui, en plus de séduire nos oreilles, nous a bien souvent ouvert les yeux. 

De remarquables oubliésUne épinette noire nommée DieselLes chemins de travers, ciel que c'était intéressant, enrichissant, conscientisant. Jamais de sermon. Parfois de l'indignation. Parfois de l'humour. Toujours de l'empathie. Toujours du respect. 

Depuis 2010, il co-animait avec Jean-Philippe Pleau l’émission C'est fou consacrée aux enjeux de société, à l'anthropologie et à la philosophie.  

Une conscience à l'avant-garde

Au début des années 1970, bien avant la Commission de vérité et réconciliation, à l'heure où tous les regards étaient braqués sur la crise d'Octobre, Serge Bouchard se passionnait pour les Autochtones du Nord. 

Le savoir des chasseurs innus du Labrador était le sujet de son mémoire de maîtrise. Pendant des décennies, il a parlé des peuples autochtones, de leur diversité, de leur histoire, s'indignant des politiques à leur égard mises en place depuis la Confédération, de notre ignorance de ces peuples dont nous n'avons jamais appris les noms. 

« Les nations ont un nom, et une histoire », répétait-il. « Les nations qu'on qualifie de "Premières" ont des noms que nous n'avons jamais appris. Ce sont des Innus, des Dénés, des Micmacs, des Anishinaabes, des Mohawks (...), tous ces peuples qui, lorsque l'Amérique a été "découverte", peuplaient l'Amérique. »

Serge Bouchard a partagé avec nous ses connaissances et ses passions. La nordicité, les peuples autochtones de l'Amérique, mais aussi la vie des camionneurs, sujet de sa thèse de doctorat, la présence francophone dans cette Amérique qu'il a sillonnée de long en large, ces « remarquables oubliés », des hommes et des femmes ordinaires, inconnus, qui sont souvent les véritables acteurs de l'histoire. Sa curiosité et sa capacité d'émerveillement étaient sans limites, son intérêt pour les choses et les gens ordinaires constant.

Esprit libre, érudit, le "mammouth laineux" était un homme de paroles, mais aussi un homme de lettres, maniant la plume aussi bien que le micro. Il a publié une vingtaine d'essais, inclassables, aux titres évocateurs comme Les yeux tristes de mon camion, qui lui a valu le prix littéraire du Gouverneur général en 2017, ou C'était au temps des mammouths laineux

En mars et avril de cette année paraissaient ses deux derniers ouvrages, Un café avec Marie, dans lequel il évoque le souvenir de sa compagne et collaboratrice Marie-Christine Lévesque, décédée en juillet 2020, et, en collaboration avec Mark Fortier, Du diesel dans les veines : la saga des camionneurs du Nord, une adaptation de sa thèse de doctorat

« Cultiver l'empathie pour nourrir l'humain »

Dans un fort bel article paru dans Le Devoir le 11 septembre dernier, intitulé Refaire de la radio sans Serge Bouchard, Jean-Philippe Pleau résumait ainsi le legs du mammouth laineux : « Je pense à ce regard sur le monde qui le faisait se mettre tantôt à la place du gazon, tantôt à la place d’un nouveau mégacentre commercial laid à mourir ou d’une soupe de restaurant jonchant une route secondaire du Québec, le tout pour tirer de grandes réflexions sur l’humanité en manque d’humanité. Cultiver l’empathie pour nourrir l’humain. Tu parles d’un maudit beau legs, toi. »

Oui, un "maudit beau legs"...  Merci, Serge Bouchard, merci pour tout.

MISE À JOUR, 17 novembre -  Récompense posthume pour un dernier livre. Le Conseil des arts du Canada a dévoilé mercredi les récipiendaires des prix littéraires du Gouverneur général. Du diesel dans les veines, écrit avec le sociologue Mark Fortier, a remporté la palme dans la catérogie essai. Serge Bouchard en aurait été très heureux, certainement. Une belle sortie, pour un grand monsieur.