On attendait toujours le dernier moment avant les gros gels pour récolter les patates. Généralement, la Famille se rassemblait dans le grand jardin derrière la maison par un jour gris d’octobre. P’pa, Fiston et Gilles déterraient les patates. Gabrielle, moi et les trois p’tits chieux suivions avec des seaux et des sacs de jute pour les ramasser. Ensuite, la récolte se faisait entreposer dans la chambre froide du sous-sol. Toute cette journée-là, j’ai œuvré comme une forcenée, déterminée à faire ma part.
C’était traditionnel après la tombée de la nuit d’avoir une bataille aux patates. M’man et P’pa, épuisés après leur longue journée, rentraient et buvaient une tasse de thé dans la cuisine pendant que leurs enfants organisaient une guerre pas tellement civilisée.
Nous nous sommes divisés en deux équipes et avons collectionné nos projectiles de choix. L’ordre du choix était le suivant : les petites patates toxiques verdies par le soleil, suivies des tomates vertes restées sur la plante, et ensuite les concombres à moitié pourris. On n’hésitait pas à lancer une motte de terre de temps en temps mais jamais de pierres. Nous étions du monde civilisé après tout.
Les rangées de tiges sèches de blé d’Inde étaient le terrain de guerre. Les tiges, hautes de cinq pieds, avaient l’avantage de détourner les projectiles. Par contre, elles crépitaient et craquetaient, trahissant nos déplacements stratégiques.
Fiston et les trois p’tits chieux avaient le contrôle du côté jardin. Gabrielle, Gilles et moi étions adossés à la basse-cour. Pendant qu’on s’organisait, les nuages s’étaient évaporés, le ciel afficha un bleu indigo et puis la lune, énorme comme un bouclier romain et orange comme des dents de castor, sortit de la rangée de sapins derrière l’ennemi pour éclairer le champ de bataille.
Notre équipe avait un désavantage numérique puisque Gabrielle avait disparu. Jacquot, Raoul et Rémi n’avaient pas les bras forts mais ils étaient impossibles à atteindre, filant comme des souris pour récupérer le détritus du jardin et le rendant à Fiston qui nous bombardait avec les légumes les plus durs et les plus pourris. Selon notre code de guerre, c’était défendu de viser la tête, mais Gilles fut atteint d’un concombre en plein milieu du front. En représailles, il lança une tomate trop mûre, une bombe contenant de l’eau glacée et des pépins retenus par une peau mince. La bombe s’éclata sur l’oreille de Fiston. La bataille alla de plus belle.
Le froid devint un élément de la bataille. On pouvait voir le souffle de l’ennemi. Impossible de ne pas respirer. Les vignes de concombres nous faisaient trébucher, nos orteils étaient engourdis dans nos grosses bottes de caoutchouc.Gilles et moi étions sans munitions. On rampa à une retraite temporaire dans les longues herbes. On s’adossa contre la clôture qui séparait le jardin de la basse-cour.
– Maudit torrieu. J’vais l’avoir c’t’enfant d’chienne là. Les yeux de Gilles pétillaient de malice, son visage était barbouillé de terre et de pépins de concombre.
– Aie, j’ai dit. Regarde. Y a un trou dans la clôture. On devrait aller chercher des crottes de cochon.
– Bonne idée. Ça, ça va le faire chier. Défends-moi.
Gilles se faufila à travers la clôture pendant que je fis de mon mieux pour distraire l’ennemi.
Gilles a tôt fait de revenir avec un arsenal de projectiles organiques. Il faut dire que les bouses de vaches, grandes comme des tartes aux raisins, auraient été une munition beaucoup plus satisfaisante. Mais à moins d’être gelées, ce sont de sales affaires avec une orbite parfois surprenante. Les crottes de cochon sont rondes, très compactes et voyagent loin. Au moment même où Gilles se préparait à lancer son premier projectile avec une conséquence certainement néfaste pour nous deux, mon père nous convoqua du perron.
– Aie, vous autres! Regardez le ciel.
Au-dessus de nous, le ciel fourmillait d’éclats de lumière. Les étoiles avaient percé le noir et on dénombra nos constellations favorites : la Grande Ourse, la ceinture d’Orion, Bételgeuse. J’ai trouvé les Pléiades, ou les Sept Sœurs, prenant plaisir à savoir qu’elles formaient une nébuleuse. Je comprenais le mot. Je n’étais pas surprise que sept sœurs soient une «nébulosité » car rien n’est clair dans les grandes familles. Par contre, j’avais toujours du mal à trouver l’Étoile polaire qui mène tout matelot à bon port. Mais ce soir, c’était l’aurore boréale qui se déployait dans un spectacle extraordinaire juste pour nous. Dansant devant les étoiles innombrables, ses grandes feuilles volantes miroitant le jaune safran, l’émeraude et un pourpre iridescent, l’aurore boréale sillonnait le ciel d’un horizon à l’autre, crépitant d’énergie, de vélocité astrale et de beauté inouïe.
Nos visages levés vers le ciel, nous avons quitté le champ de bataille et nous sommes allés rejoindre notre père sur le perron, faisant un cercle autour de celui qui nous avait enseigné le nom des étoiles.
C’était un vrai moment Kodak. N’importe qui aurait été touché par cette image de la Famille. Ça méritait une page dans un calendrier. Voilà un père entouré de sa marmaille, pivotant autour de lui comme une constellation d’étoiles. Et ensemble, ils s’émerveillent devant l’infini. Pourquoi ne me voyait-il pas, pourtant beaucoup plus près de lui que la Voie lactée? Ah bien. Peut-être qu’il était plus confortable avec les choses lointaines.
– Ti’Loup, m’a soufflé Gilles à l’oreille, de sa place à côté de moi juste hors du cercle de lumière, on est mieux d’aller se laver au puits. Tu sens la marde.
La voix de mon père de Madeleine Blais-Dahlem, parution 2015, Éditions de la nouvelle plume, http://plume.avoslivres.ca/