C’était à Montréal, au milieu des années 90. Je participais à un projet de recherche portant sur les besoins en santé de jeunes familles immigrantes et à ce titre, j’ai eu la chance de rencontrer quelques dizaines de familles, dont plusieurs venues du Proche-Orient.
Les premières répondantes ciblées par la recherche étaient des femmes, mais il arrivait souvent que les hommes, souvent désoeuvrés, ou par souci de convenance, assistent à l’entrevue. La plupart du temps, ils restaient silencieux. Pour plusieurs, le choc culturel était plus difficile à assimiler. Trouver du travail était souvent plus ardu pour les hommes que pour les femmes.
Beaucoup de confidences m’ont bouleversée, la force et la résilience des femmes m’ont étonnée. Mais c’est un homme qui m’a fait voir, de l’intérieur, ce que peut être l’exil, qui m’a fait comprendre que même dans une terre d’accueil qui se veut aussi hospitalière que la nôtre, on puisse s’ennuyer de la guerre.
Ils étaient, lui et sa femme, que nous appelerons Nadim et Zeïna, musulmans, originaires de Syrie et vivant au Liban qu’ils avaient dû quitter. Alors que j’étais souvent surprise par la gaité qui règnait chez des gens ayant vécu des choses à faire frémir, ici c’est la tristesse à fleur de peau qui m’a frappée.
L’entrevue se déroulait de façon prévisible, sans surprise – madame répondant, monsieur écoutant –, lorsque je demandai, en indiquant la photo d’une enfant d’une dizaine d’années : c’est votre fille? C’est lui qui a répondu. Qui m’a dit, très posément, comment un jour leur fille était tombée victime d’un engin explosif en rentrant de l’école. Personne n’a eu besoin de le leur annoncer. Il a tout vu de sa fenêtre, elle était à quelques mètres de la maison.
Que peut-on dire après avoir entendu ça? Le silence a duré quelques minutes et puis j’ai dû dire un truc comme : ça doit être lourd à porter. C’est alors que Nadim a commencé à pleurer. Je crois que Zeïna en fut aussi surprise que moi. Ça a duré un bon moment. Et puis il s’est remis à parler. Pas de sa fille, comme on s’y serait attendu. Mais du reste.
Chez-moi, j’étais quelqu’un. Ici je ne suis personne. Toute ma vie j’ai travaillé, j’ai toujours fait vivre ma famille. Ici je ne trouve pas de travail. Chez-moi j’étais ingénieur, ici je reçois un chèque du gouvernement. Je ne veux pas recevoir la charité. Chez nous ça ne se fait pas. Chez moi je servais à quelque chose. Si un tir endommageait une maison dans notre rue, le lendemain on se mettait tous ensemble pour réparer les dégâts. C’était la guerre mais je me sentais vivant. Ici je ne sers à rien. Parfois je regrette d’être venu. Je ne serais pas venu si on m’avait dit qu’on ne me donnerait pas de travail.
Un sondage mené tout récemment par la CBC2 révélait que si 55% des répondants estiment que l’immigration contribue à bâtir un avenir économique stable pour le pays, ils sont 30% à craindre que les immigrants ne volent les emplois des Canadiens. J’aimerais leur présenter Nadim.
Combien sont-ils, immigrants ou non, à éprouver, au-delà des difficultés économiques, ce sentiment de n’être personne, à force de vivre en marge de la société active? Ne serait-ce pas le signe d’une société éclairée que de mettre en œuvre une véritable politique de plein emploi pour tous?
1. Guerre du Liban (1975-1990)
2. CBC News survey on discrimation, 10 novembre 2014