Le rêve de la poupée ou Caïn et Abel revisités
I
C’était hier, c’était avant…
à bout de bras
j’étais puissant
je sacrifiais le cœur de mes employés
au temple obsolescent
dans la machine
j’huilais mes jointures
et tape-touchais mon armée connectée
illuminée
elle me défendait
me lichait les mains, toutes rouges
elle me « likait »
du bout des doigts
je ressuscitais dans les médias
sociopathologiques
une fois, deux fois, des dizaines de milliers
à me regarder
néo-nécrophages
« Regardez comment je fais tout seul! »
(Regarde-moi, mon frère, comme je suis seul…)
puis
du fond de ma peur meurtrie
j’ordonnais :
Qu’on fasse tomber la nuit sur ces terres de misère
Qu’on les voit du haut des drones
dans l’ombre des bombes
Venez danser, Immobiles
Venez voir par derrière nos écrans de pique-sel
Venez rêver le rêve de la poupée immortelle
II
Depuis…
le sol glisse et la glaise me glace
je perds la tête et le pied
je gèle
j’ai perdu mes cheveux et mes dents en or
quelque part
sous le banc
au parc des accusés
l’odeur de l’urine dans mes souliers
mes actifs
mes acquis
mon liquide
coulent et s’évaporent
le paradis dans l’ombre d’une goutte
la bourse des fonds de bouteille
sous le rêve-erbère qui ne dort jamais
j’entends les voitures qui m’ignorent
et je disparais
où est la machine
où est mon armée
mon frère, où es-tu
Avant que le cauchemar ne m’embaume
cette nuit
laissez-moi m’envelopper
de douces soirées à la campagne
où on déboulait
près du ruisseau d’argent
le goût du miel dans la gorge
mon frère dans les bras
le beau, le bon, l’élu
quand on criait dans le noir et riait
jusqu’aux étoiles qui maintenant n’allument plus
jusqu’au ruisseau qui maintenant ne chante plus
pourquoi même la nuit l’aimait-elle
lui
plus que moi
une poupée sans papier
toute mouillée
III
Aujourd’hui…
le jour brûle
et mes cornées fondent
mes bronches s’assèchent
Ce n’est pas une question de choix – mon frère
ils l’aimaient plus que moi
je suis à genoux
tu vois
troué
asphalte arraché
je gruge les murs
je creuse une fosse de mes jambes
le crâne coincé entre deux
plaintes
répétées dans l’écho
le calcaire
la rancœur la rancœur
rien ne va plus
j’ai tout perdu
mais il me reste encore lui
ce sera lui
le beau, le bon, le choisi
lui qui a tout pris
sera pris lui aussi
d’ailleurs,
pourquoi lui
plutôt
que
moi ?
mais, c’est ça! c’est ça!
ce sera plutôt lui
mon bouc émissaire à moi
la vie me doit bien ça
vraiment
c’est eux qui ont fait le choix
d’en faire un petit roi
avance donc
angoisse lisse et longue
je revois là-bas
dans leurs yeux
l’être chéri
tout-petit-fragile
et mes poings maintenant cognent sa chair moite
je frappe et frappe
et retombe
dans l’enfant qui enrage
viens avec moi
nous seront deux sacrifiés
dans les bras d'ʼĒl
poupée dorée d’Abel
iv
Vite…
fuir ce corps
plus froid
puant
mon frère
sa peau
mon sang
me marquera-t-Il
comme le Caïn d'avant?
qu’est-ce qu’une tache sur un pantin roussi?
tout de même
fuir
d’un abri à l’autre
couvert de mensonges
transi par la honte
fuir
mais son image me précède
voit tout et
m’attend sous la tente
qui se soulève
dans le champ
et son nom s’accumule
et son nom me rattrape
il n’y a plus de jours ni de nuits
il n’y a plus que lui
mon frère et son rire au ruisseau d’argent
les étoilées tirées à bout de bras
l’enfant de mes parents
j’étais maître
je volais
mon armée
mes bombes
mes années
mes dents
poupée de ciel
poupée de vent
pourquoi expier sa vie
quand il n’y a que la mort
dans l’air du temps