Et si Gabrielle Roy était restée dans l’Ouest?

Et si Gabrielle Roy était restée dans l’Ouest?

Et si Gabrielle Roy était restée dans l’Ouest?

Madeleine Blais-Dahlem

Quelle place auront les écrivaines contemporaines d’expression française dans la littérature des Prairies ? Est-ce que les défis du passé vont se perpétuer dans ce présent bien branché qui donne à toutes et à tous une ouverture sur le monde par le moyen du réseau mondial de l’Internet, de la Toile mondiale ?

Du point de vue historique, il y a eu bien des défis pour celles qui voulaient devenir des auteures publiées et lues. Mis à part les préjugés qui donnaient à la femme une place inférieure aux hommes sur tous les plans, la femme souffrait plus que l’homme des empêchements qui venaient du rôle minoritaire du français sur les Plaines, de Saint-Boniface au Manitoba à Saint-Paul en Alberta.

En premier lieu, la femme était probablement à la maison, à moins d’être une religieuse ou une professionnelle. Pour nos mères et nos grands-mères, accablées par le ménage, la maison et la famille, il aurait fallu avoir une passion débridée pour se consacrer à l’écriture. Ma mère, née en 1909, avait une fine plume et aurait pu être écrivaine. Pendant mon enfance, elle s’est toutefois refusée même le plaisir de lire parce qu’elle ne voulait pas d’une distraction qui nuirait à ses responsabilités de mère et de fermière. Les femmes sont surtout pratiques et pour la plupart, ce rêve d’écrire aurait été la poursuite d’une chimère.

Les communautés francophones vivaient isolées les unes des autres. Avant l’arrivée de la télévision dans nos maisons, nous introduisant à la culture américaine et la langue anglaise, il était possible de vivre plus ou moins en français. Mais où trouver une culture et une littérature florissante ? Ici, en Saskatchewan, il y avait La Liberté et le Patriote et deux postes de radio CFNS (Saskatoon) et CFRG (Gravelbourg). Mais il n’y avait ni maison d’édition francophone ni librairie francophone. Puis, notre éducation était formellement restreinte à 90 minutes de français par jour. C’est bien peu. Nos livres écrits en français nous venaient du Québec ou de la France, des lieux loin de notre expérience.

Voilà le premier défi pour celle qui voudrait prendre la plume : le manque de confiance qui vient de notre situation minoritaire. Comment écrire dans une langue qui n’occupe pas notre journée du matin au soir ? À ne pas vivre dans notre langue, nous perdons la richesse de notre expression, il y a des vides dans notre vocabulaire.

Le deuxième défi vient de l’isolement qui nous éloigne de la possibilité de mentorat. Lorsque mon désir d’écrire est devenu irrésistible, j’ai suivi des cours de composition en anglais parce qu’il n’y avait pas d’autre choix. Avec la confiance acquise, j’ai trouvé une communauté qui m’appuyait. La Troupe du jour offrait la possibilité de production pour mes pièces de théâtre. Le Cercle des écrivains offrait une critique rigoureuse et généreuse de mes textes.

Un troisième défi vient de notre petit nombre. Il est difficile de s’établir et d’acquérir une renommée suffisante qui peut se traduire en ventes quand l’infrastructure culturelle est composée de maillons si fragiles. Par exemple, lorsque l’incomparable Gabrielle Roy est revenue au Canada, après ses deux ans en Europe où elle avait signé des articles pour les journaux en français et en anglais, elle a fait le choix d’écrire en français. Elle s’est rendue directement à Québec où elle a passé le restant de sa vie dans une société où sa langue était la langue de la majorité. Cette société, qui est toujours la matrice de la francophonie en Amérique, foisonnait d’art, de culture et de littérature. Gabrielle y a atteint une grande renommée. Sa sœur Marie Anna, qui devint aussi une institutrice et une écrivaine, mais sans quitter les Plaines, est presque inconnue et ses livres ne sont disponibles que dans les bibliothèques.

La question qui doit se poser ici n’est pas celle de comparer le talent de Marie Anna à celui de Gabrielle, mais plutôt : est-ce que Gabrielle Roy aurait touché aux mêmes sommets littéraires si elle avait tenté sa chance à Saint-Boniface au lieu de la ville de Québec ?

Au fond, je crois que le défi d’être une écrivaine d’expression française des Prairies vient surtout de notre situation minoritaire et moins de notre sexe.

Mais voilà que maintenant, les distances physiques sont effacées par la possibilité d’une nouvelle sorte de rapprochement, tout aussi éphémère que réelle. Que nous vivions dans une ville ou un village isolé, nous avons une fenêtre sur le monde grâce à Internet. Aujourd’hui, à l’ère de la communication instantanée et de l’autopublication, je vois une sortie de notre isolement. Quoique notre initiative personnelle soit un élément du jeu, nous pouvons explorer la littérature de toute la francophonie. Et la francophonie peut nous trouver !

Cette revue en ligne, À ciel ouvert, est un fil de conduite. Notre langue, dans tous ses accents et toutes ses modalités, nous est bel et bien accessible; ce qui ne peut faire autrement que de nous enrichir et de nous encourager.


Madeleine Blais-Dahlem

Madeleine Blais-Dahlem

Originaire de Delmas, village francophone de la Saskatchewan, Madeleine détient une maîtrise en littérature française de l’Université de la Saskatchewan. Elle a enseigné pendant 27 ans, surtout en immersion française au niveau secondaire. Elle a commencé à écrire pour le théâtre en 1992. Depuis 2005, elle en fait sa profession. Quatre de ses pièces ont été produites par La Troupe du Jour : Foyer en 2005 (en coproduction avec L’UniThéâtre), Les vieux péteux en 2008, La maculée en 2011 et Cantate pour légumes en 2015.

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