Knockout


Knockout

Paul Ruban

L’aiguille de glace qui arracha Victor Florkowski à la vie ressemblait à un ivoire de mammouth. Elle était aussi large qu’un pneu, aussi longue que la victime, et se rétrécissait en une pointe cristalline —  à double tranchant — dont la beauté fatale resplendissait sous clair de lune.

Ce gai luron rentrait à la maison, tard un soir, à la sortie d’une partie de curling particulièrement arrosée en compagnie de ses collègues cheminots. Titubant, il se soulagea la vessie dans le banc de neige devant la véranda. Bien qu’il ne fût pas un homme de lettres, Monsieur Florkowski s’amusa à uriner son prénom en lettres moulées, un sourire fier aux lèvres. Or il n’était pas rendu plus loin que le « C » que le glaçon se détacha de la gouttière d’un bruit sec et sinistre, et le guillotina avec la facilité d’une lame affilée qui tranche un melon en deux.

La veille funèbre eut lieu quelques jours plus tard, dans la seule et unique taverne du village de Saint-Elmo. Jusqu’à quelques années auparavant, ce hameau sommeillant, îlot perdu dans un océan de prairies canadiennes plus vastes que l’oubli, comptait deux paroisses. L’une était dotée d’un clocher; l’autre, d’une coupole en forme de poire.  Au fil des ans, chacune de ces églises s’était retrouvée peu à peu délaissée par ses ouailles. Un promoteur immobilier de Winnipeg sut tirer profit de cette déchristianisation pour les reconvertir, respectivement, en spa de luxe et salle de sport. Désormais dépourvus d’un lieu de culte, les villageois de Saint-Elmo délibérèrent longuement avant de désigner la taverne Chez Gilles comme ersatz convenable. Après tout, se dirent-ils, il y avait du sacré dans le social. C’est ainsi que Chez Gilles fut aménagé en chapelle ardente pour honorer la vie de Victor Florkowski, dont le cercueil fut posé à même le zinc.

En d’autres circonstances, on aurait dit que la petite dame dodue accoudée au bar s’apprêtait à commander une bière.

— L’embaumeur s’est bougrement bien démerdé, chuchota Louise Florkowski dans le creux de l’oreille de l’homme avec qui elle avait partagé quarante-huit ans de vie commune.

Elle fixa longuement le visage pâle et serein du vieillard allongé dans le cercueil, et tira discrètement le col de sa chemise pour admirer la ligne de suture qui faisait le tour de son cou épais.

— Travail remarquable, poursuivit-elle en faisant mine de siffler, et au niveau du maquillage aussi ! Enfin, si tu veux mon avis, je me serais lâché un peu plus sur le fard. Mais ce n’est pas pour autant qu’un peu de poudre te fera ressusciter, Vic. Ça t’apprendra à pisser sous les glaçons. Et à penser que je t’avais supplié pendant des semaines de les faire tomber. Un p’tit coup de pelle aurait pourtant suffi. Gros paresseux.

Les pensées de Louise voguèrent vers un reportage télé qu’elle avait vu un soir, des années auparavant, au sujet de pleureuses de la Sardaigne. Drapées de noir, elles s’arrachaient les cheveux, se frappaient la poitrine, poussaient des gémissements sauvages autour d’un cercueil ouvert.

N’éprouvant pour sa part pas la moindre émotion face au trépas de son mari, mais tout le moins sensible aux qu’en-dira-t-on, Louise fit frémir ses cils postiches encroûtés de mascara, dans l’espoir de verser une larme ou deux pour satisfaire les attentes qu’elle imaginait aux proches et aux amis réunis derrière elle dans le bar. À peine la première larme de crocodile quitta l’embouchure du canal lacrymal, que les narines de Louise se mirent à lui picoter violemment. Une plume noire s’était détachée de son chapeau à voilette et s’était posée sur son nez en chou-fleur. Un incident anodin, si ce n’est pour l’éternuement tonitruant qu’il provoqua et de l’explosion de morve qui se déchaîna sur le visage paisible du défunt.

Un croque-mort se précipita sur le cercueil pour désensaliver le client, tandis que Louise fit demi-tour avec élégance, sourit, et s’exclama du tac au tac devant une assemblée stupéfaite :

— Mon mari a toujours voulu quitter ce monde avec éclat, eh bien son vœu est exaucé ! 

Le cortège qui cheminait en silence sur le bas-côté de l’autoroute avait l’allure d’une famille de manchots empereurs clopinant sur un vaste glacier. Plus Louise soupirait, inquiète de ce que ce nouvel état de veuvage lui réserverait – Victor n’ayant jamais acheté d’assurance-vie – plus les volutes qu’elle expirait dans l’air glacé s’emmêlaient les unes aux autres.

Des porcs entassés dans l’arrière d’un camion filant vers l’abattoir pointaient leurs museaux vers la procession, comme en guise de solidarité avec le défunt. Quelques minutes plus tard, une fourgonnette blanche passa à son tour. Du toit du véhicule jaillissait un périscope, muni d’une caméra qui balayait l’horizon à 360 degrés.

— C’est Google ! Y’vont enfin nous mettre s’la mappe !, s’écria un adolescent maigrelet qui aidait à porter le cercueil. Sa joie fut telle qu’il oublia tant l’aspect solennel de la procession que le fait qu’il épaulait un quart de la bière, si bien que lorsqu’il remua le doigt vers la fourgonnette, son coin de cercueil vacilla périlleusement, ce qui lui valut une pluie de réprimandes des trois autres garçons.[1]

L’enterrement fut mené de manière expéditive dans le petit cimetière qui se trouvait à la lisière du village, et se termina par une pelletée de terre gelée et de neige lancée sur le cercueil. Pour l’énième fois ce jour-là, Louise se retrouva enveloppée d’embrassades et de platitudes. Toutes nos condoléances, ma chère… Y’était un bon gars, ton Vic… C’est navrant, com-plè-te-ment navrant.

C’est par-dessus l’épaule d’une voisine qui la tenait dans ses bras que Louise aperçut une femme au loin qui venait d’ouvrir en silence la petite porte rouillée du cimetière. Elle restait debout, à l’écart. Un silence se posa comme brume sur les deuilleurs qui se dissipaient. Certains d’entre eux baissèrent le regard, gênés. D’autres se retournèrent d’un air bienveillant vers Louise. Elle n’était pas dupe du malaise que l’arrivée de cette étrangère venait de semer, et s’enquit auprès de Charlotte, sa fille et son enfant unique.

— C’est elle, hein ?, demanda-t-elle sèchement, en pointant la tête vers l’inconnue.

Charlotte soupira et plissa les yeux vers le soleil d’hiver.

Maman la cocue. À son insu. Ou par la force de ses œillères – instinct de préservation oblige. L’infidélité de Victor Florkowski avait fait tourner le moulin à rumeurs du village depuis des mois. Charlotte, elle, le savait depuis quatre semaines, lorsque ses sacs d’épicerie lui étaient tombés des mains dans le stationnement du Canadian Tire, en voyant son père bécoter son amante dans sa Buick Oldsmobile. Quelque part, Charlotte avait sympathisé avec papa. Son excentricité avait toujours été rabrouée par une épouse qui agissait davantage, au fil des ans, avec la sévérité d’une Mère supérieure. Mais la loyauté de Charlotte basculait maintenant vers le seul parent qui lui restait, et un désaveu aurait insulté l’intelligence de sa mère.

— Oui m’man, répondit-elle finalement en lui posant gauchement la main sur l’épaule.

Pop fit l’abcès. Louise sentit à la fois une rage violente monter en elle et un soulagement viscéral, comme si elle venait d’être libérée d’un piano à queue qu’elle traînait depuis des mois.

— Je vois, fit-elle calmement.

La vieillarde se désenlaça de l’étreinte de sa fille, et avança vers l’étrangère à pas gauches mais résolus dans la neige profonde. Comme pour lui épargner le ridicule, la dame partit à sa rencontre en s’enfonçant à son tour dans la neige, avec l’élégance d’une autruche qui patauge dans du ciment frais coulé jusqu’aux genoux.

Lorsqu’elles se retrouvèrent face à face, Louise se trouva déconcertée par le style de la complice de son cocufiage. Extravagant, tapageur, flirtant avec le dramatique. Un pincement d’envie lui serra le cœur en voyant ce foulard en soie à motif paisley qui serrait des cheveux roux et lisses, ce C et ce dorés qui s’entrecroisaient sur les branches de ses lunettes de soleil papillon, ce magistral manteau en peau de rat musqué – ou était-ce du bison? – que l’amante de son feu mari avait drapé sur ses épaules menues.

— Madame Florkowski, je suppose ?, dit l’étrangère en souriant faussement.

Elle releva ses lunettes pour faire apparaître des yeux tombants et un long visage de lévrier. Deux minces lignes rouges – ses lèvres – zébraient un teint autrement pâlot. Un gant de cuir glissa de sa main droite comme une mue. Elle la tendit à Louise, impavide, qui devint aussi froide que la neige qu’épongeaient au même instant ses bas de nylon détrempés.

— Je suis venue vous offrir mes condoléances, Madame, poursuivit l’étrangère. Et je tenais à vous dire aussi que votre mari vous aimait. Du fond du cœur. Vous trouverez cela difficile à croire, peut-être, mais je voulais que vous le sachiez. Voilà tout.

L’étrangère esquissa un sourire timide, avec le soulagement du devoir accompli.

Louise la scruta un long moment, en clignant nerveusement des yeux. Puis elle recula d’un pas, prit son élan, et lui asséna un formidable coup de poing qui la fit basculer et valdinguer en arrière. Une dent, suivie d’une giclée de sang, volèrent comme au ralenti et maculèrent la blanche neige du cimetière.

Le printemps suivant, un petit sureau jaillit de la terre à l’endroit exact où s’était produit le knockout légendaire. Et chaque printemps depuis, il ne manquait jamais de villageois à Saint-Elmo qui juraient apercevoir, parmi les bourgeons blancs, fleurir de minuscules petites dents.


[1] À ce jour, l’internaute curieux de voir l’image panoramique de l’autoroute qu’on emprunte pour se rendre à Saint-Elmo, telle que cartographiée par Google, verra une vingtaine de personnes sur la chaussée, vêtues de noir, aux visages floutés, et le cercueil de Victor Florkowski qui flotte au-dessus de leurs têtes.


Paul Ruban

Paul Ruban

Né à Winnipeg, Paul Ruban a grandi à Ottawa. On peut lire ses nouvelles et poèmes dans diverses revues et anthologies. Son premier recueil de nouvelles, Crevaison en corbillard (Flammarion Québec), s'est vu décerner le prix Trillium 2020.

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