Trois nuits d'été
Lyne Gareau
Troisième prix dans la catégorie prose du CCLONC 2024
1
Luminescence
C’était avant qu’on s’aime pour toujours. Bien avant que tu disparaisses.
Par une nuit chaude d’étoiles. Au début du mois d’aout.
Nous marchions ensemble, toi et moi, et nous allions bientôt tomber amoureux l’un de l’autre.
Nous sommes passés près des terrains de volley, vides à cette heure-là, et nous avons ensuite emprunté le sentier qui se trouve entre la piscine et la mer. Il faisait si noir que nous avions peur de trébucher, alors tu m’as offert de me tenir par le bras.
Soudain, tu t’es exclamé :
— Regarde ! Regarde sous l’eau !
La mer était parcourue de courants de lumière pâle.
Nous nous sommes approchés.
— Des poissons ?
— De GROS poissons !
— Oui. Ah ! Ce sont des saumons ! Mais que font-ils ici ?
— Je ne sais pas. Ils migrent peut-être ?
— Mais ils brillent. Pourquoi ils brillent ?
Tu t’es lancé dans une explication très factuelle au sujet de la luminescence naturelle de certains microorganismes qui vivent dans la mer.
Puis, tu t’es arrêté pile, car il se passait quelque chose d’extraordinaire. En se déplaçant dans la bioluminescence, chaque saumon laissait derrière lui une image : l’empreinte de son corps qui s’attardait un instant, avant de se dissoudre en minuscules étincelles. Le poisson créait ainsi sa propre lithographie qui restait en suspension avant de s’éteindre discrètement.
Tu as laissé tomber mon coude, pour aller t’assoir sur le parapet qui séparait le sentier et la mer. Tu as enlevé tes chaussures et tu t’es laissé glisser dans l’eau qui t’arrivait à peine jusqu’au milieu de la cheville. Tu m’as dit qu’elle n’était pas trop froide, mais un peu tout de même et que le fond était sablonneux.
Tu m’as tendu la main. Tu as toujours été un gentleman. Oui, tu m’as tendu la main et tu m’as aidée à retirer mes sandales et à descendre dans l’eau. Les saumons se sont éloignés, mais comme nous étions immobiles, ils sont vite revenus et nous avons bientôt été entourés de poissons nageant dans toutes les directions. Derrière eux, des trainées de lumière. Comme de lentes comètes.
Main dans la main, de l’eau jusqu’aux mollets. La mer immensément fraiche et accueillante. Mes orteils agrippés au fond. Les ondulations du sable sous la plante de nos pieds.
Sur le parapet, nos souliers faisaient le guet.
C’était en aout, et ça sentait l’océan, et les saumons laissaient des images d’eux-mêmes partout.
Et tu étais tellement là.
Et comment as-tu été choisi pour être cette personne que j’ai tant aimée ?
2.
La Flute enchantée
C’était l’été et j’étais à Halifax, pour y étudier le français.
Il peut paraitre absurde de suivre un cours de français à Halifax, mais c’était dans le cadre d’un programme fédéral et tous mes premiers choix (Québec, Montréal, et même Sackville au Nouveau-Brunswick) étaient complets. Alors je passais l’été dans cette charmante université aux édifices de pierre grise couverts de lierre, dans cette ville portuaire.
Je me suis lié d’amitié avec Estelle, une femme de dix-sept ans qui avait menti sur son âge afin de pouvoir participer au programme. Il fallait avoir dix-huit ans. Comme moi. Tout juste. J’ai été quelque peu impressionnée par son audace. Je n’aurais jamais osé mentir ainsi. Quoi qu’il en soit… elle était francophone, j’étais anglophone et nos professeurs ont dit que nous devions pratiquer ensemble, alterner entre les deux langues. Mais comme mon français était meilleur, bien meilleur que son anglais, et qu’en fait nous voulions communiquer entre nous — nous avions tant de choses à nous dire — nous avons fini par parler français la plupart du temps.
Malgré son jeune âge, Estelle avait beaucoup plus d’expérience de vie que moi. Par exemple, elle avait déjà fait de l’autostop et elle m’a assuré qu’il n’y avait aucun danger. Puisque nous avions trois jours de congés à l’occasion de la fête du Canada, elle a proposé de faire du pouce jusqu’à l’Île-du-Prince-Édouard et comme mes parents étaient loin, très loin à Toronto, j’ai accepté, en faisant comme si ce n’était pas quelque chose d’extraordinaire pour moi.
Je ne me souviens pas très bien du voyage en autostop proprement dit, si ce n’est que nous avons mangé beaucoup de pain, de fromage et de chocolat alors que nous attendions sur le bord de la route. Ce fut toute une découverte pour moi que de constater qu’on n’a pas nécessairement besoin de prendre des repas proprement dits. Qu’on pouvait très bien survivre avec du fromage et du pain mangé sur le pouce (c’est le cas de le dire) sur une route de campagne.
Une succession de personnes qui ressemblaient un peu à des versions néoécossaises de mes parents nous ont accueillies dans leurs voitures. Pas parce qu’ils voulaient discuter avec nous, semble-t-il, mais afin de s’assurer que nous ne tomberions pas entre les mains de mystérieux prédateurs.
Lors de notre première nuit à l’Île-du-Prince-Édouard, nous avons dormi dans une grange. Un autre évènement hors du commun pour moi. Estelle, qui avait elle-même grandi sur une ferme, a frappé à la porte et demandé la permission au propriétaire qui, à ma grande surprise, nous l’a immédiatement accordée. Nous nous sommes lavées à la pompe dans la cour et nous avons dormi dans de la paille qui piquait un peu. Je n’ai pas vécu cela comme un inconvénient, mais plutôt comme une autre aventure. Pendant que nous attendions le sommeil, côte à côte dans nos sacs de couchage, Estelle m’a raconté qu’elle avait treize frères et sœurs. Qu’est-ce que c’était québécois !
Le lendemain, lorsque nous sommes arrivées à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, à Charlottetown, il faisait déjà nuit.
Un garçon de ma classe de français nous avait dit de nous rendre à la résidence des étudiants et de demander à voir « Untel », nous assurant que celui-ci serait heureux de nous laisser dormir sur le sol de sa chambre.
Nous avons trouvé le campus, puis le dortoir, puis les escaliers qui menaient au second étage. Alors que nous descendions enfin le couloir qui menait vers la chambre de l’ami en question, nous avons entendu une musique extraordinaire.
Le son de la flute, d’une pureté presque douloureuse, inondait le couloir. La musique comme de la lumière. Après toute la poussière et les autoroutes et le pain désormais rassis, j’ai eu l’impression qu’une rivière fraiche coulait vers nous et nous nous sommes dirigées vers la source de cette musique qui provenait en fait de la chambre de « Untel ». La porte était ouverte et celui-ci était agenouillé sur le sol, devant une boite de 33 tours.
La musique jouait si fort qu’il ne nous a pas entendus entrer dans la pièce, et quand il nous a vues debout devant lui, il a juste souri. Malgré l’heure tardive, aucun des autres étudiants vivant dans les autres chambres ne semblait être incommodé par la musique, car c’était simplement la beauté elle-même — vaporeuse, évanescente, douce, légère et miraculeuse.
J’ai demandé à l’ami ce qui jouait et il m’a montré la pochette de l’album. Un type vêtu d’un costume blanc, tenant une flute lustrée. J’ai rapidement noté sur un carton d’allumette le nom du musicien et le titre du morceau.
Mais bien sûr, au retour, quelque part entre Charlottetown et Halifax, j’ai perdu le bout de carton et au cours des années suivantes, je me suis souvent demandé ce qu’avait été cet envoutant morceau de musique.
Jusqu’au jour où j’ai revu le trente-trois tours, tout bonnement appuyé contre un tourne-disque, dans une maison où avait lieu une fête à laquelle on m’avait invitée. Je l’ai tout de suite reconnu et me suis dépêchée de prendre en note le nom du musicien et le titre du disque pour aller l’acheter dès le lendemain.
Je l’ai souvent écouté avec plaisir. Mais plus jamais je n’ai pu recréer ce moment, la douce joie qui m’avait envahie le jour où ce morceau avait flotté dans la noirceur vers moi et Estelle, dans ce long couloir d’une résidence d’étudiants. C’est la beauté de la chose, l’effet de la surprise. On ne peut pas la répliquer. On ne peut que la vivre au moment où elle se produit. Et après, ça devient un beau souvenir.
3
Nuit d’été
Je n’avais pas encore trente ans et c’était le dernier jour de mon premier voyage à Paris. On m’avait recommandé d’aller visiter le Musée d’Orsay. Je me suis rendue plus par obligation que par désir réel, mais dès que je suis entrée dans l’édifice j’ai été profondément touchée par sa beauté et sa grâce. Puis, bien vite, je suis devenue également submergée par le nombre de tableaux que je désirais voir et l’immensité de la place.
Je n’y arriverais pas.
À tel point que j’ai été terrassée par une migraine qui m’a empêchée de bien profiter du temps limité dont je disposais pour faire cette visite. J’ai dû m’allonger les yeux fermés, sur un banc dans un grand hall pour un bon moment en attendant que ça passe.
Lorsque les éclairs ont cessé de briller dans ma tête, je me suis levée et me suis dirigée au hasard vers une galerie, sans avoir même l’énergie de consulter le plan qu’on m’avait remis à l’entrée.
J’avais mal à la tête, mais je tenais mordicus à visiter ce musée. Je suis déplacée ici et là en me disant que ce mal de tête finirait bien par partir, lorsqu’au détour du chemin, dans une galerie peu fréquentée, j’aperçus un tableau qui m’a immédiatement séduite.
Je suis allée me planter devant cette toile intitulée Nuit d’été, en essayant de comprendre pourquoi je me sentais soudain si bien.
Une scène nocturne sur une plage au bord de la mer.
À l’arrière-plan, la mer noire, l’écume, les vagues puissantes qui se brisent sur des rochers… et surtout, surtout, la lumière de la lune.
Des silhouettes. Quelques personnes assises sur le sable dans la pénombre, on les imagine rire ou bavarder tranquillement ou peut-être regardent-ils la mer en silence.
À l’avant-plan, deux femmes qui portent le chignon et de longues robes dansent enlacées. Le visage de la femme qui nous fait face est serein, elle a les yeux fermés.
Il se dégageait de ce tableau tant de magie et de tendresse, de chaleur et de douceur. Il évoquait mystère et bonheur ; sensualité ; le parfum de la mer. Une brise estivale, à la fois chaude et fraiche. J’ai eu l’impression de regarder — non, de vivre — un poème.
Homer avait capturé là tout ce qui fait l’éphémère beauté d’une nuit d’été, un moment d’harmonie et de bonheur à la fois tellement simple et si parfait. D’autant plus parfait qu’il est insaisissable. Et pourtant Homer l’avait saisi, l’avait retenu, l’avait peint.
—
Bien des années plus tard, je suis retournée à Paris avec toi. Tu désirais revoir cette ville une dernière fois. Tu y avais passé plusieurs mois lorsque tu rédigeais ta thèse de doctorat alors que moi j’étudiais toujours le français à Halifax. Pour toi, Paris représentait le début de ta vie d’universitaire et de chercheur, l’espoir, les rêves. Malgré ta santé précaire et contre l’avis du médecin (tu venais de te faire amputer le bras droit), nous avons décidé de partir. Il y avait une telle folie dans ce projet de voyage que je n’ai pas pu résister.
En début de journée, nous sortions. Tu avais dressé une liste. Giacometti et ses personnages presque aussi maigres que toi. Un diner au Train bleu où tu picorais dans mon assiette en jetant des regards éblouis vers la fenêtre ouverte sur une jolie place dehors. Une marche de trois minutes entre l’hôtel et les abords de la Seine qui te laissait épuisé…
L’après-midi, tu t’étendais et je sortais seule. C’est ainsi que j’ai décidé de retourner voir si la Nuit d’été de ma jeunesse se trouvait toujours au Musée d’Orsay.
Est-ce que je revivrais le plaisir que j’avais pris à découvrir cette toile trente ans auparavant ? Non… bien sûr, je savais bien qu’on ne peut pas recréer l’effet exact de la découverte.
Cependant, la toile a su me surprendre. Elle m’a saisie et fascinée d’une nouvelle façon. Et je me suis retrouvée au cœur de ce moment, de cette nuit d’été, de cette étreinte au bord de la mer. Je ne voulais plus quitter cet univers, mais finalement j’ai dû me résoudre à rentrer à l’hôtel où tu m’attendais. Faute de mieux, avant de partir, j’ai pris une photo. Je savais que cela ne me permettrait pas de conserver l’essence de ce que je venais de vivre, mais je l’ai prise tout de même.
Le soir au souper, tu m’as demandé ce que j’avais fait cet après-midi-là et je t’ai répondu que j’étais allée revoir une toile au musée. Quelle toile ? J’ai sorti le téléphone de mon sac et je t’ai montré l’image en me disant que ce n’était là qu’une bien pâle représentation de la Nuit d’été de Homer. Je m’attendais tout au plus à une réaction polie de ta part.
Mais tu as arrêté un moment de respirer, avant de murmurer un oh absolument émerveillé, un tout petit oh qui exprimait à lui seul toute la douceur grandiose d’un soir d’été. L’été que tu ne reverrais jamais.
Et ce moment-là c’était tout à fait comme le tableau d’Homer. Une pause lumineuse.
Et j’ai été si contente d’avoir pu t’en faire cadeau.
9