À ciel ouvert 11 — Automne 2023 / hiver 2024

Songe d’une nuit aztèque
Mychèle Fortin
/ Catégories: 7 Automne 2021, Récit

Songe d’une nuit aztèque

Mychèle Fortin

Mychèle Fortin

Mychèle Fortin

Grande voyageuse et véritable touche à tout, Mychèle a eu plusieurs vies. D'abord il y eu le piano, les études classiques, les premières chansons. Ensuite ce fut le théâtre, École nationale, régie – entre autres à la Cie Jean Duceppe et au Centre national des arts. Puis vinrent la recherche à l'ONF – avec le défunt et célèbre Studio D -, les études en science politique. Suivi un virage vers le milieu communautaire et l'éducation populaire. Entre et au travers de tout ça, les voyages. La maternitude. En Saskatchewan depuis mai 2013, elle a été rédactrice de l'Eau vive et signe la chronique Coup d'oeil sur le monde depuis l'automne 2014. Elle partage son temps entre le jardin, la musique, l'édition et son amoureux. Lire est son plaisir gourmand, écrire est son plaisir coupable. 

Une nuit. Au Mexique. Ce pays me colle au cœur, au corps, à l’âme. Un rien m’y replonge. Un air de ranchera, l’odeur de coriandre, une toile de Frida Khalo. Vous connaissez la maison bleue de Frida? J’habitais tout près, à Coyoacán, ce quartier que je préfère à tous ceux que j’ai connus à Mexico.

Une nuit, donc. Par les fenêtres ouvertes de l’autobus de la Flecha Roja, qui roule de Mexico à Oaxaca, entre l’air chaud et sec. L’autobus est bondé. Hommes et femmes aux cheveux de jais, les premiers vêtus de pantalons de coton blanc informes, les secondes en longues jupes colorées et rebozos, sorte de châles dont plusieurs servent à porter un bébé. Tous s’entassent à trois sur des banquettes à deux places. Le plancher est jonché de sacs, de paniers. Mon compagnon de voyage et moi sommes les seuls Blancs dans cet autobus de troisième classe. Les autres passagers dorment ou parlent à voix basse dans une langue que je ne comprends pas. Le nahuatl n’a rien à voir avec l’espagnol. De temps à autre, un pleur d’enfant. Nous sommes en terre aztèque, ça se voit, ça s’entend.

Soudain, l’autobus toussote, crache, et finalement, s’immobilise. Au milieu de nulle part. En ces temps prétéléphone portable, il n’y a rien à faire, du moins rien à faire avant que le jour ne se lève. Personne ne s’affole. Ils ont l’habitude. Ce n’est pas une panne qui les empêchera de dormir ou qui interrompra les conversations. Rien ne presse.

Mon compagnon de route et moi descendons du bus. Le chauffeur, appuyé sur son véhicule, fume une cigarette. Nous l’imitons. La nuit est noire, mais un ciel criblé d’étoiles nous éclaire. Tout près, un sentier disparait entre les cyprès et les cactus. Nous décidons de le suivre. Au loin, une lumière, vers laquelle nous nous dirigeons, curieux. 

Au bout d’un moment, nous tombons en arrêt devant une petite maison blanche, avec une porte bleue. Un porche, sous un mauvais éclairage au néon. Deux hommes, une femme, attablés devant des verres, une bouteille de tequila, une bouteille de mezcal. Un des hommes gratte une guitare mal accordée qui gémit sans rythme ni mélodie. Devant le porche, étendue sur le sol, une vache, le cou tranché. Les yeux à moitié clos, le corps parcouru de légers tremblements, elle agonise.

La femme, encore jeune et pourtant déjà vieille, et les hommes, à qui on donnerait trente ou soixante ans, nous regardent, nous saluent sans manifester le moindre étonnement. Quoi de plus normal que deux gringos se pointant chez vous à deux heures du matin? D’un geste, ils nous invitent à prendre un verre. Ne posent aucune question. Nous trinquons. Le gratteur de guitare continue de gratter. Nous, nous n’osons parler de la vache.

Le temps s’est arrêté. Eux, nous, la vache qui, quelques verres plus tard, semble tout à fait morte. Le plus âgé des deux hommes dit quelque chose à la femme qui se lève. Nous nous levons aussi, un peu chancelants. Nous les remercions, ils nous sourient. Que les vaya bien. Nous repartons vers l’autobus. Le ciel pâlit.

Des années plus tard, je lirai cette citation de Dali qui, après un court séjour au Mexique, avait déclaré: «Pas question que je retourne au Mexique. Je ne supporte pas d’être dans un pays plus surréaliste que mes peintures». Je comprendrai ce qu’il avait ressenti. Sauf que moi, j’y retournerai...

Imprimer
1199
Lancement de Le musée des objets perdus
RAFA-ACO-10-2023
Séduction à Vancouver
Cabaret littéraire 6 octobre 2024

No content

A problem occurred while loading content.

Créations

Textes lauréats du CCLONC 2024 Textes lauréats du CCLONC 2024

À ciel ouvert a le plaisir de vous offrir les textes primés lors de la 2e édition du  Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens dont le thème était Déchirures(s).

L’improbable rédemption du poète L’improbable rédemption du poète

Courte nouvelle d'une jeune autrice en résidence d'écriture qui fait la rencontre d'un de ses futurs personnages pour se rendre compte qu'il est aussi le personnage d'un autre auteur à une autre époque, Pierre Lardon, qui a des crimes à faire pardonner. 

Bref, la fuite Bref, la fuite

Dans ce récit disloqué, les pensées humanistes d’une physicienne forcée de quitter son pays la soutiennent jusqu’au bout de la fuite.

depuis la garde du matin depuis la garde du matin

Troisième extrait sous un 3e titre d'un recueil en construction. Journal poétique inspiré du Livre des Psaumes en haïkus/haïbuns. Comment faire l'expérience du Psautier par le moyen de la poésie contemporaine.

Arc-en-noir Arc-en-noir

Une relance contemporaine du style Beatnik, le poème Arc-en-noir donne voix aux désirs, pensées non-filtré et conflits interne d'un homme indigiqueer du Manitoba.

Séjour dans le désert Séjour dans le désert

Extrait du roman en chantier Jésus de Nicolet. Le narrateur, Jésus de Nicolet, raconte les souvenirs de ses vies antérieures, dont celle de Jésus de Nazareth, à son voisin de siège lors d’un voyage en train de Toronto à Vancouver. 

Mon corps pour tout royaume Mon corps pour tout royaume

Récit poétique de la quête d'une femme afrodescendante dans un processus de décolonisation du corps et de l'esprit. Ses pas la mènent sur les terres méconnues du Nord canadien. Lorsqu'on est née d'exil, on a le corps pour tout royaume.

Scènes de métro Scènes de métro

Réflexions inspirées par des moments vécus dans diverses stations de métro montréalaises. 

Un village détruit Un village détruit

Représentation imaginaire et poétique de la destruction du village métis de Sainte-Madeleine au Manitoba dont il ne reste que le cimetière. Aucun chemin ne s'y rend et il faut passer par un paturage communautaire très peu carossable pour le rejoindre. 

Viande hachée, à feu moyen Viande hachée, à feu moyen

Une femme célibataire et solitaire prépare un repas spécial à l'occasion du retour d'une ancienne flamme. Le processus la mène à réfléchir à ses habitudes, ses besoins et ses désirs.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

  

À ciel ouvert numéro 11

Téléchargez gratuitement la version PDF du numéro 11 d'À ciel ouvert.

Bonne lecture!


 

Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :

  • Madeleine Blais-Dahlem
  • Marie-Diane Clarke
  • Tania Duclos
  • Mychèle Fortin
  • Lyne Gareau
  • Jeffrey Klassen
  • Jean-Pierre Picard

Auteur·e·s :

  • Émanuel Dubbeldam
  • Mychèle Fortin
  • Margot Joli
  • Murielle Jassinthe
  • Jean-Pierre Picard
  • Eric Plamondon
  • Laurent Poliquin
  • Sébastien Rock
  • Gisèle Villeneuve

Artiste invité :
Michel Saint Hilaire

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

Merci à l’Association des auteur·e·s du Manitoba français qui a piloté l’organisation du Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens (CCLONC).

La revue À ciel ouvert est publiée et diffusée par :

Coopérative des publications fransaskoises

en partenariat avec

Collectif d'études partenariats de la FransaskoisieRegroupement des écrivains·e·s du Nord et de l'Ouest canadiens


Merci à nos commanditaires:

    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoiseGouvernement du Canada