Outre-mère
Madeleine Blais-Dahlem
Lorsque j’ai reçu le premier versement de l’héritage de ma mère, j’ai noté que, comme résultat peut-être d’une imprimante qui n’était pas bien enlignée, ce cadeau d’outre-tombe m’arrivait de Marie-Rose, et non d’Irène, le nom de service de ma mère.
Je me suis immédiatement posé la question : est-ce que Marie-Rose m’aurait laissé le même legs qu’Irène, avait-elle eu le choix de vivre sa vie dans le corps qu’elle partageait avec Irène ?
Notre nom influence qui nous sommes et ce que nous devenons.
Moi, je suis Madeleine Marie. Mes deux prénoms offrent un côtoiement paradoxal : la plus fameuse pécheresse de l’Église catholique jumelée avec la mère virginale de Jésus. Est-ce qu’un nom neutralise l’autre ? Ou bien est-ce que la porteuse d’un tel nom peut se permettre une alternance de comportements ?
Tout ceci pour dire que ma mère, ayant reçu trois prénoms lors de son baptême à l’église de Sainte-Perpétue, Comté l’Islet au Québec en 1909, a eu un destin imposé sur elle lorsqu’on a décidé que son nom de vie quotidienne serait Irène et non Marie-Rose.
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Combien de fois est-ce qu’on se fait interpeller par son prénom dans la durée d’une vie ? Quel est l’effet cumulatif des sonorités qui nous identifient ? Comment est-ce que cet amalgame de consonnes fricatives, explosives, de « h » aspirés, de voyelles nasales ou ouvertes influence notre autoperception ? Quelle est la différence entre un nom monosyllabique : tranchant, abrupt, dur et un nom polysyllabique musical ?
Je crois que les deux syllabes qui composent le nom « Irène » ont informé son caractère aussi bien que sa présence physique. Le « I » stoïque, dressé fièrement comme une colonne grecque, résonne comme un clairon. Impossible de manquer ce son-là. La deuxième syllabe, « rène » finit sur un e muet, mais le roulement du « r » fait de ce nom une déclaration d’état d’être. Irène !
Ma mère qui ne mesurait que 5 pieds 1 pouce était beaucoup plus grande que ça dans son esprit. Si on l’avait appelée Marie-Rose, aurait-elle eu les épaules carrées, le port de tête fier, les yeux intelligents, mais méfiants ?
Le nom Marie-Rose suggère une personnalité très différente, autant par sa sonorité que par les toutes les associations que nous faisons avec le mot « rose ». Cependant, beaucoup de ces associations sont devenues des clichés. Est-ce qu’une Marie-Rose aurait eu la vie plus ou moins facile ? Est-ce qu’une Marie-Rose aurait eu le même sourire qu’Irène ?
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Pourquoi est-ce que je me pose toutes ces questions maintenant que ma mère est décédée. C’est quoi ce jeu de noms ? Qu’est-ce que je cherche ici ? J’ai passé beaucoup de temps avec ma mère dans mon enfance. Nous vivions sur la ferme et nous avions une belle vie de famille. J’ai passé mes étés avec elle jusqu’au temps de mon mariage à l’âge de 23 ans. Et plus tard, une fois qu’elle était veuve, je la visitais assez souvent, pendant trente ans.
Je devrais bien la connaître. Je crois que j’ai assez bien connu la femme nommée Irène. Je ne sais pas si j’ai connu, ou même rencontré, Marie-Rose.
Mais si ! Une fois dans une photo. Je visitais chez sa sœur aînée, Gabrielle, qui vivait dans un foyer à Québec. Tante Gabrielle a sorti une boîte à chaussures pleine de photos en noir et blanc, des photos de sa jeunesse à Duck Lake. Une photo m’a sauté aux yeux. C’était moi ! La quatrième dans une rangée de quatre adolescentes, je riais à gorge déployée, la tête renversée. Mais non. Impossible. C’était ma mère, avec ses trois grandes sœurs, Germaine, Gabrielle et Jeanne.
Je n’ai jamais dans ma vie, dans notre vie de famille, vu ma mère rire avec un tel abandon. Il y avait toujours une précaution qui mesurait ses sourires, ses réponses et réactions. Je me retrouve dans cette photo rieuse, une photo de Marie-Rose, mais j’ai toujours eu du mal à me retrouver dans Irène.
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On dit que les écrivains écrivent pour répondre aux questions qu’ils se posent. Je suis entièrement d’accord avec ça. Mon problème ici est que je ne suis pas certaine de la question que je me pose. Je crois que je veux savoir si Irène était heureuse. Je veux savoir ce que ça lui a coûté de devenir ma mère. Je me demande si moi, je l’aurais aimé plus facilement si elle avait été Marie-Rose. Et je me demande si Marie-Rose aurait eu du mal à survivre la vie de fermière, de mère de famille, d’épouse de l’homme qui était mon père. Je sais qu’Irène a surmonté tous ces défis. Mais est-ce qu’elle aurait été plus heureuse, avait-elle pu faire des choix à la Marie-Rose ?
Que serait-il arrivé si elle avait fait d’autres choix que ceux qu’elle a faits ?
Je me retrouve donc à contempler le mystère de Marie-Rose Irène.
Madeleine Blais-Dahlem
Originaire de Delmas, village francophone de la Saskatchewan, Madeleine détient une maîtrise en littérature française de l’Université de la Saskatchewan. Elle a enseigné pendant 27 ans, surtout en immersion française au niveau secondaire. Elle a commencé à écrire pour le théâtre en 1992. Depuis 2005, elle en fait sa profession. Quatre de ses pièces ont été produites par La Troupe du Jour : Foyer en 2005 (en coproduction avec L’UniThéâtre), Les vieux péteux en 2008, La maculée en 2011 et Cantate pour légumes en 2015.
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