Numéro 1 - Printemps 2017

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Bref, la fuite


Bref, la fuite

Gisèle Villeneuve (Alberta)

Michel Saint-Hilaire — L'architecte

Michel Saint-Hilaire — L'architecte

Crayon sur papier, 22 par 29 pouces, 1999
Pour Irina
Professeure de physique à Kiev

 

♦ Sur la route, nous, démunis et éperdus, assoiffés et désorientés, sommes accostés par quelques individus qui rôdent, trouvant le moyen de nous détrousser d’un surplus qui n’est plus le nôtre. 

À l’un d’entre eux, nous demandons : Pourquoi fais-tu ça? 

Il répond : Moi, j’apprends mon métier. 

Riposte saugrenue, oui, mais qui sommes-nous pour lui refuser son droit d’apprendre? Ou alors nous sommes simplement habitués à ces petites violences qu’on se fait entre nous.

♦ Les incidents impersonnels et les actes de violence intimes dont nous sommes témoins amplifient notre malaise à vivre sur une terre qui n’offre même plus l’illusion de la paix. Sans cette quiétude, toute notion d’avenir nous est niée. Alors, nous nous accrochons à la formule de la paix pour tous, aussi aléatoire soit-elle.

♦ Et nous nous souvenons de certaines périodes de notre histoire où circulait avec conviction la possibilité d’une réelle fraternité universelle. L’on voulait donner le meilleur de soi, avec courage et abnégation, générosité et empathie, car on avait atteint le plus haut calibre de sa nature. L’humain avait-il enfin compris que la coopération l’emportait sur la confrontation?  

♦ Justement, l’idéalisme se suffit-il à lui-même? Malgré ses grands airs, l’idéalisme en vase clos est une force inerte. Pour s’enclencher, il faut qu’il interagisse avec l’antagonisme. Nous comprenons que l’équité et le despotisme soient nécessairement symbiotiques.

♦ Et pourtant! Par moments, nous oublions les belligérants (qui se tapissent et complotent la prochaine frappe) et nous nous associons à ceux qui aspirent à la bonne entente, malgré les assauts répétés.

♦ Car nous devons vivre en dépit de notre violence innée. Et chacun lutte pour protéger son intégrité personnelle. L’épreuve ultime est de vivre moralement dans un monde immoral.

♦ Cependant, la rhétorique des « ismes » est inévitablement sous-jacente. Néanmoins, devant la souffrance et le désastre (hormis les généraux qui donnent l’ordre d’anéantir), l’émotion innée d’aider s’active, quel que soit le péril. 

♦ Sur la route, propulsés par un ineffable besoin de dévouement, d’autres venus de loin se joignent à nous. Nous sommes nombreux à nous rabattre sur les pays pouvant nous accueillir. C’est par centaine de millions que nous affluons de toutes parts du globe. Convergence vers les démocraties en osant croire à une nouvelle vie. La propagande vante les mérites de la motherland, du fatherland ou de God’s own country. Et quels autres slogans? Comme si toute la civilisation tenait dans un coup de pub. Mais qui n’a jamais vu le brotherhood de la route arpenter les couloirs des châteaux surchargés d’or rutilant et d’échos étourdissants?

♦ L’entropie nous gouverne. L’ordre social est constamment bousculé par le désordre naturel. En sa génétique, l’homme porte le grand chaos originel. Amour précaire, qu’ébranlent nos trahisons manifestes. Intérêt ou ambition, jalousie ou mépris qu’assiste une insidieuse indifférence. Ainsi, l’amour est une aberrance, sommes-nous contraints d’admettre devant la violence qui, elle, constitue la valeur moyenne. Et pourtant, pourtant! Qui n’a pas soif d’amour? Et pourtant, pourtant, tant d’hommes possèdent le gène de la tendresse que la gêne camoufle. 

♦ Sur la route qui traverse une forêt, une accalmie. Un fermier distribue des pommes. Un charriot rempli de pommes rouges et juteuses. Nous mâchons et savourons comme jamais auparavant. 

Du jus sur le menton, une adolescente dit à son compagnon : Ma richesse, c’est ne rien posséder tout en ne me privant de rien. 

Trop jeune pour prendre les armes, il lui répond en croquant à pleines dents : Mon ambition, c’est n’avoir aucun désir de conquête. 

Une jeune femme donne une bouchée de pomme à son petit garçon et dit : Les éternelles bouches inutiles qui entravent les desseins des guerriers.

Une vieille femme se lamente, elle qui a passé sa vie à survivre à un maniaque puis à un autre. L’aveugle rage des hommes n’a-t-elle donc pas de bornes? demande-t-elle, en sanglotant. Pauvre rescapée qui postillonne ses mots au jus de pomme!

Le fermier renchérit, comme s’il se chargeait de quelque rédemption : On massacre au nom des statues. On massacre au nom des drapeaux. On massacre au nom des crucifix. On massacre par décret et par lubie. 

♦ La masse critique de la fission sociale, c’est cette impulsion à détruire que déclenche la moindre provocation. L’impulsion à la malfaisance régente les hommes à tel point que, même sans provocation, ils brûlent, emprisonnent, massacrent, pillent, torturent, tuent et violent au nom de la liberté ou au nom de Dieu et, toujours, au nom de leur certitude d’avoir raison.

♦ Et l’on encense la cruauté. On honore les victimes de la cruauté. On admire les martyrs et on sanctifie le martyre. Honnêtement, qui veut être martyr?  

♦ Sur la route, les journalistes nous accompagnent. Ils montrent, ils disent, ils énumèrent. Nous apprennent que, dans le pays dévasté, nos chiens abandonnés se nourrissent des cadavres brutalisés, jetés cavalièrement à la rue. Nous demandent de raconter nos mille misères. Ils sont vaillants, eux aussi exposés au danger. L’admirable correspondant de guerre! Sur le terrain, notre correspondante fait état des atrocités, de l’absurde destruction. Hier comme aujourd’hui, nous sommes piégés dans notre cercle vicieux. Toutefois, qui se souvient d’hier? Les nouvelles de l’heure qui s’affichent sur nos petits écrans se mesurent en nanosecondes. Même nous, téléphone à la main, suivons notre impossible progression.

♦ Sans assigner un attribut de bien et de mal, la physique nous enseigne que l’antiparticule existe au même titre que la particule. L’une et l’autre ont la même masse, le même spin et la même durée de vie. Seule la charge électrique est différente. La collision entre l’antiparticule et la particule cause leur annihilation. 

♦ Sur la route, les poètes protègent contre l’oubli le cœur de notre histoire qu’ils rebâtiront ailleurs. En sauvegardant notre passé, ils nous donnent notre présent, que les brutes de passage s’astreignent à faire disparaître. Et nous tous, déplacés par l’arbitraire, protégeons nos enfants. Pour l’instant, il faut subvenir à leurs besoins immédiats. Plus tard, quand tout sera redevenu calme, il ne faudra pas ignorer leurs désirs.

♦ Comment, dans le bouleversement actuel, ne pas oublier l’art de l’amour et de l’amitié? Aussi bien par la raison que par l’instinct, nous devons constamment jauger le degré de liberté indispensable à l’autre et l’accepter, non passivement ou en maugréant, mais comme valeur intrinsèque de l’entente cordiale.

♦ Bref, ahuris par la force des choses, nous avons perdu l’innocence. 


Chère toi,

Je ne te demanderai pas encore une fois comment tu vas. Tu m’as tout raconté. La traversée et le départ en catastrophe. L’abandon total : ta carrière et ton piano, tes collègues et tes étudiants désemparés, tes amis et tes proches en constant danger, et ceux qui ont pris les armes parce qu’il le fallait. Tu as même hésité à verrouiller la porte de ton appartement, sachant pertinemment que le verrou ne le sauvegarderait ni du pillage ni de sa destruction. Tu m’as dit avoir fait une dernière fois le tour de ton beau jardin, qui t’apportait tant de calme. 

Ton unique valise à la main, toi, me disais-tu, furtive et irréelle, passais d’un aéroport à l’autre sans rien voir, sans plus rien comprendre. Étourdie, tu es arrivée à bon port chez ta fille. Au contrôle des passeports à la douane, on ne t’a fait aucune histoire. Je te sais en sécurité. Tu me le répétais comme si c’était moi qui devais être rassurée. À bout de souffle, tu as encore parlé de ce qui se passe chez toi, en ce moment. Puis, tu as fini par me confier à quel point ton esprit était meurtri, autant que ta ville tant aimée était ravagée. 

Non, je ne te demanderai pas comment tu vas. Tu avais besoin de dormir, si grand besoin de dormir. Je le sentais dans ta voix. Je t’ai dit au revoir, prends bien soin de toi. 

Déjà, tu avais raccroché.

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Printemps 2017

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