Numéro 1 - Printemps 2017

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Air Coma


Air Coma

Photo : Louise Dandeneau

Photo : Louise Dandeneau

Un silence lourd comme un Airbus A320 pesait autour de la table de cette réunion de crise. Tout au bout, devant un grand écran déroulant, se tenait Sven, le V.-P. aux finances de la plus grande petite ligne aérienne de l’Ouest canadien.

            Une perle de sueur ruisselait le long de la joue charnue et rousselée de ce Suédois qui, par l’entremise d’un chasseur de têtes, avait débarqué à Saskatoon quelques mois auparavant pour tenter d’assainir les finances de la compagnie. Tant bien que mal.

            Aujourd’hui, il tripotait nerveusement une petite télécommande de projecteur, après avoir livré une présentation PowerPoint pour faire le point sur la dette. Le gouffre était encore plus abyssal qu’on ne l’avait imaginé ; le rouge, encore plus rouge.

            Sidérés par les chiffres qu’ils venaient de voir, la plupart des cadres de la haute direction s’étaient effondrés dans leurs chaises comme si un bagage cabine venait de leur tomber sur la tête. L’œil atone, certains contemplaient les particules de poussière qui flottaient dans le faisceau du projecteur encore allumé. La V.-P. du service en vol gribouillait une spirale de fleurs à même la table, tandis que le V.-P. aux ventes se faisait une note mentale de mettre à jour son profil LinkedIn : il fallait prendre les devants au cas où on mettrait la clef sur la porte et qu’il lui faudrait trouver une nouvelle job.

            Même s’il avait fini sa présentation, Sven restait debout, guindé, figé, clignant ses petits cils blonds. Ne sachant où donner de la tête, il la tourna vers la fenêtre. Le ras des toits du parc industriel de Saskatoon où se trouvait le siège social de la compagnie s’était couvert de nuages gris et pâlots, engorgés d’une neige imminente. Son attention fut soudain captée par un écureuil, perché sur un fil électrique. Il grignotait furieusement un reste de beigne chocolat glacé qu’il tenait entre ses petites pattes. Plus Sven l’observait, plus l’écureuil semblait le narguer d’un regard qui semblait dire : QuestcequetuvasfaireSvenquestcequetuvasfaire ! ?

            Les façons revêches de ce rongeur lui déplurent.

            Mais après quelques secondes, Sven vit en cette bestiole malpolie une sorte d’oracle, un coup de pied dans les fesses qui arrivait pile au bon moment. Cet écureuil avait raison : l’heure n’était pas à se morfondre sur son sort, mais à retrousser ses manches, remonter la pente, prendre le taureau par les cornes.

Paul Ruban

Paul Ruban

Né à Winnipeg, Paul Ruban a grandi à Ottawa. On peut lire ses nouvelles et poèmes dans diverses revues et anthologies. Son premier recueil de nouvelles, Crevaison en corbillard (Flammarion Québec), s'est vu décerner le prix Trillium 2020.

            Sven se ressaisit, se racla la gorge et adressa de nouveau la salle.

            — Comme ces écureuils intrépides qui partent à la recherche de nourriture l’hiver, chers collègues, il faut persévérer ! Pour ma part, je ne compte pas abandonner de sitôt et je vous invite à être créatifs dans la recherche de solutions. Il faut être novateur. Sink outside za box. J’ai une idée, par exemple, que je mijote depuis un certain temps. Elle vous paraîtra sans doute… incongrue… mais bon, ce n’est que du brainstorming.

            Les cadres se redressèrent d’un coup sur leurs chaises comme des belettes aux aguets, soudain très intéressés par ce que Sven avait à dire. Il prit une grande respiration, se frotta les mains et cracha son idée dare-dare.

            — On pourrait épargner une somme colossale en coûts opérationnels en remplaçant tous les agents de bord sur un vol par un anesthésiste.

            La salle de réunion poussa un cri partagé.

            Sven poursuivit son train de pensée :

            — Nous arracherons tous les sièges de nos avions qui ne se retrouvent pas dans le cockpit. Nous les remplacerons par des capsules-lits superposés, un peu comme ces hôtels-capsules japonais. Juste avant le décollage, notre anesthésiste administrera par voie intraveineuse une dose généreuse de propofol aux passagers allongés. Il surveillera leur sommeil tout au long du vol, ajustant le dosage au besoin. Les passagers auront reçu une notification au préalable les invitant à prévoir des vêtements confortables – des pyjamas de préférence. Imaginez leur merveilleux état de relaxation, une fois atterris ! Et pour les plus longues liaisons, nul doute que ce sommeil induit aidera à minimiser l’effet du yetlag

            Sandra, une Madame-Sait-Tout qui occupait le poste de V.-P. aux communications, se pencha discrètement pour le reprendre.

            — Euh, vous voulez dire jetlag, avec un « j »…

            — Oui, c’est ce que j’ai dit : Yetlag… Comme j’expliquais, non seulement les passagers connaîtront une expérience de vol des plus agréables, pensez à toutes les économies qu’on fera ! Pas de dépenses en nourriture. En divertissement en vol. En lingettes humides. Pas d’oreillettes… pas d’emballage plastique pour oreillettes ! Ma foi, tout le plastique qu’on sauvera ! Fini les petits gobelets, les petites barquettes, les petites fourchettes. En plus d’être bonne pour notre portefeuille, cette nouvelle façon sera bonne pour la planète. Mais enfin, surtout pour notre portefeuille : selon mes estimations, on pourra épargner 4 millions de dollars par an.

            Épatés par la promesse de ce chiffre, les cadres se mirent à murmurer entre eux avec enthousiasme.

            — À vrai dire, notre plus grande nouvelle dépense sera en couches.

Il faut tout de même être prévoyant quand on a un aéronef plein de passagers inconscients, et les cathéters urinaires coûtent les yeux de la tête : j’ai fait le calcul. Bref, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, je vous saurais gré de bien vouloir considérer cette idée, chers collègues. J’entends qu’elle est peu orthodoxe, mais l’heure est à l’audace. Alors… qui me suit ! ?

            Un long silence, suivi d’un applaudissement timide. Auquel vint s’ajouter un autre. Et un autre encore. En quelques secondes, toute la salle se leva pour acclamer Sven avec une adoration semblable à celle qu’on réserverait à une diva d’opéra le soir de son dernier concert. Bravo !…. Quel coup de génie !…. Quelle vision !

            Sven sourit fièrement, la main sur le cœur en reconnaissance.

            À la fenêtre, l’écureuil, toujours sur son fil, applaudissait lui aussi de ses pattes poilues, et enchaînait culbutes et pirouettes comme un funambule.


Paul Ruban

Paul Ruban

Né à Winnipeg, Paul Ruban a grandi à Ottawa. On peut lire ses nouvelles et poèmes dans diverses revues et anthologies. Son premier recueil de nouvelles, Crevaison en corbillard (Flammarion Québec), s'est vu décerner le prix Trillium 2020.

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