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Tribune libre

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Lettre à une grande nation

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Ce qui a d'abord fait la grandeur de la nation américaine fut le capital intellectuel de ses dirigeants, de ses érudits et des acteurs influents de sa société civile. La naissance épique de cette nation qui rejeta la monarchie pour constitutionnellement garantir la liberté de pensée et d'expression fit miroiter au monde un espoir de justice universelle, de morale et de liberté. On était loin des standards modernes d'égalité mais une graine fertile fut néanmoins semée par les pères fondateurs et leurs contemporains.

Ce capital intellectuel s'est exprimé par le biais de certaines des plus grandes avancées au monde en matière technologique, politique et culturelle et par la création de certaines des meilleures universités. Il a produit des hommes d'état dévoués, des diplomate cultivés, des scientifiques scrupuleux, des officiers militaires compétents, des philosophes incorruptibles, des entrepreneurs inventifs et des artistes et libres penseurs au sens critique aiguisé.

Voilà ce qui a fait des États-Unis d'Amérique une grande nation.

Voilà ce qui a donné naissance au rêve américain.

Chers Américains, j'ai le regret de vous dire que votre capital intellectuel est en déclin. L'Amérique est en passe de perdre son avantage en matière d'innovation et d'excellence académique. Une proportion époustouflante de candidats aux études doctorales (jusqu'aux deux tiers dans certaines facultés) est composée d'étudiants étrangers qui, de plus en plus, quittent le pays avec le savoir acquis, soit par choix, par manque d'opportunités ou parce qu'ils ne peuvent se qualifier pour l'immigration. Trop peu d'étudiants américains répondent aux exigences des grandes institutions, sans parler du fardeau financier associé au secteur privé de l'éducation. Quant aux standards académiques du secteur public, il y a belle lurette que les États-Unis trainent en queue de peloton des grandes démocraties libérales. Qu'en est-il donc du mantra "the best and the brightest"?

Ce serait faire fausse route que de prêter de l'arrogance ou du snobisme à ces paroles. Nul besoin d'avoir une éducation formelle ni d'être particulièrement brillant pour contribuer à la grandeur de votre belle nation. Vous n'avez qu'à pratiquer l'empathie et à faire preuve d'un minimum de curiosité générale sur le monde d'ici et d'ailleurs. Si vous ne vous souciez ni de l'un ni de l'autre, vous n'avez rien à foutre des États-Unis d'Amérique, vous n'en avez que pour vous-même. Quant à la curiosité générale, du genre qui se transmet au fil des générations, elle s'épanouit avec l'excellence d'une culture mais se tarit avec la décadence de cette dernière. L'empathie suit le même chemin.

Il serait naïf de prendre pour acquis les fragiles progrès réalisés par notre humble espèce de primates, fraîchement sortie de la savane avec une boîte crânienne encore trop petite et des glandes d'adrénaline encore trop grosses et dont l'ADN diffère d'à peine 2% de celui du chimpanzé. Votre nouveau président, qui présente tous les signes d'un escroc sans scrupules, étale sa grandiloquence dans une prose digne du Newspeak, l'abrutissante forme d'anglais charcuté de toute subtilité imposée à des fins de contrôle des masses dans 1984 de George Orwell. En effet, il est difficile de parler des auspices sous lesquels s'est déroulée la campagne électorale sans évoquer un classique de littérature dystopique ou un autre.

Ces auteurs, comme la plupart des grands esprits qui on bâtit l'Amérique, connaissaient le monde et l'Histoire. Les pères fondateurs des États-Unis avaient des liens forts avec la France révolutionnaire, étaient bien au fait des affaires mondiales et de la méthode scientifique et ont contribué activement au mouvement des Lumières. Orwell a parcouru le monde, est l'auteur de nombreux écrits sur une palette de sujets et s'est porté volontaire pour aller combattre le fascisme au front de la guerre civile espagnole où il s'est prit une balle dans la gorge. Donald Trump, lui, valorise la cupidité indécente, fait preuve d'un narcissisme hermétique à la gêne et balaie du revers de la main les bases précaires d'une diplomatie internationale malmenée en se prononçant au passage en faveur de certains crimes de guerre. Sa victoire avec une telle rhétorique a de quoi inquiéter.

Chers Américains, il vous appartient entièrement de choisir vos dirigeants mais votre nation n'a pas été aussi divisée depuis la Guerre de Sécession. La victoire d'un petit démagogue qui éructe des mesquineries avant de promettre de rendre sa grandeur à l'Amérique est la définition de l'ironie. Grandeur et mesquinerie ne vont pas de pair. La gauche citadine et son élite politique méritent peut-être de tomber de leur socle, mais pas à ce prix. Vous avez la mémoire courte. L'Histoire est pleine d'exemples tragiques et bien documentés qui témoignent de ce qui arrive lorsque la démagogie populiste est glorifiée.

Alors que je termine ces lignes, la nouvelle du décès de Léonard Cohen me parvient. Je conclus donc sur un poème du grand homme qui résume bien le propos de cette lettre:

It's coming to America first,
the cradle of the best and of the worst.
It's here they got the range
and the machinery for change
and it's here they got the spiritual thirst.
It's here the family's broken
and it's here the lonely say
that the heart has got to open
in a fundamental way:
Democracy is coming to the U.S.A.
Leonard Cohen

 

Max Alexis Fortin-Landry
Montréal