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Les professeurs de moins en moins protégés dans leur liberté universitaire

Auteur: Marie-Paule Berthiaume (Francopresse)/7 novembre 2020/Catégories: Éducation, Postsecondaire

FRANCOPRESSE – Selon un nouveau sondage Léger, près de la moitié des Canadiens sont au courant de la récente controverse à l’Université d’Ottawa, et plus de la moitié ont tendance à soutenir la professeure ayant prononcé le «mot en n» dans le cadre de son cours Art and Gender plutôt que les étudiants. De la Colombie-Britannique au Québec, les professeurs Samir Gandesha et Gérard Bouchard s’entendent pour protéger la liberté universitaire, mais mettent en lumière les conséquences auxquelles peuvent s’exposer certains professeurs qui s’y risqueraient.

Le sondage Léger, mené en collaboration avec l’Association d’études canadiennes (ACS), suggère que 75 % des Canadiens pensent qu’il faut «protéger à tout prix la liberté d’expression dans nos institutions d’enseignement universitaire afin de permettre un libre échange des idées et des opinions».

En contrepartie, 25 % des répondants pensent «que nous devrions limiter la liberté d’expression dans nos institutions d’enseignement universitaire afin de proscrire certains mots ou expressions qui peuvent offenser certains groupes», et ce quel que soit le contexte.

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Un espace sacré

«Vous parlez à quelqu’un dont le rêve était de devenir un professeur et qui l’est devenu, et qui s’en est toujours réjoui!» indique d’entrée de jeu le professeur Gérard Bouchard, de l’Université du Québec à Chicoutimi.

Sociologue et historien, il a coprésidé la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles — ou Commission Bouchard-Taylor — au Québec en 2007-2008.

«Il faut absolument protéger [cet espace de liberté universitaire], c’est quelque chose de sacré. Personne ne doit s’immiscer dans ce lieu-là pour en détourner l’opération», prévient Gérard Bouchard, pour qui la liberté universitaire est un énorme privilège et l’une des grandes conquêtes des sociétés occidentales.

«C’est un espace comparable à un laboratoire, en marge de l’agitation de la société, à l’abri de ses atteintes et de ses pouvoirs. Un espace privilégié pour réfléchir et interroger, qui n’est pas soumis aux préjugés et aux stéréotypes», soutient le professeur Bouchard.

Un espace tiraillé

Professeur agrégé au Département des sciences humaines de l’Université Simon Fraser, Samir Gandesha a fait de la liberté universitaire son champ d’expertise.

Selon lui, «la liberté universitaire est la liberté des individus qui ont été académiquement formés à suivre des pistes de recherche, peu importe où elles mènent. Et là où elles peuvent mener, elles peuvent être très controversées, voire déranger les pouvoirs en place dans la société. Elles peuvent aussi être offensantes pour des groupes particuliers qui ont peut-être moins de pouvoir dans la société.»

Il ajoute que la liberté universitaire permet de rester relativement à l’abri de l’ingérence de l’Église et de l’État, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit exempte de pressions :

«L’université est devenue moins une institution publique et plus une institution privée», précise le professeur Gandesha en faisant référence au secteur privé qui finance des projets universitaires. «Elle reçoit de moins en moins de fonds publics, qui doivent être compensés par des dons privés. Lorsqu’il y a ce genre de lien avec des fonds privés, il semble souvent qu’il y ait de plus en plus de conditions liées à l’obtention de ces fonds.»

Samir Gandesha se préoccupe aussi de la situation des professeurs contractuels dans les établissements d’enseignement universitaires : «On retrouve de moins en moins de postes permanents dans les universités qui soient protégés de toute sanction quant à leurs recherches et à l’utilisation de termes controversés relatifs à leur discipline.»

«[Cela fait en] sorte que beaucoup de professeurs universitaires, des professeurs à temps partiel, comme on les appelle, travaillent sous contrat de courte durée et sont soumis à la pression de ne pas être controversés, de ne pas être offensants, de ne pas déplaire à l’administration, aux étudiants et à leurs collègues permanents, par crainte de ne pas voir leur contrat renouvelé», dénonce Samir Gandesha.

Un laboratoire pour disséquer les mots

Gérard Bouchard suggère que la liberté académique permet de se pencher sur des concepts qui ne pourraient pas être débattus dans la société ou dans la vie quotidienne.

«[Un] concept qui est vraiment dégradant, qui aux yeux de plusieurs personnes évoque une mémoire malheureuse et qui est chargé de souffrance, en raison du lieu que constitue l’université, on peut le prendre pour le disséquer, pour comprendre son histoire et son origine, pour comprendre le cheminement par lequel il en est venu à se charger de résonances aussi honteuses, aussi infamantes», estime le professeur. 

«De façon, si possible, à mieux le faire comprendre et finalement à donner des raisons à chacun […] ne pas l’utiliser», ajoute-t-il. 

En ce qui concerne le «mot en n», Gérard Bouchard prévient qu’en faire un tabou, l’enrober d’un interdit et même l’associer à des sanctions, comme dans le cas de la professeure de l’Université d’Ottawa, est «la pire façon» de procéder.

Selon lui, ces comportements éveillent l’incompréhension d’abord et invitent ensuite à l’agressivité, au ressentiment et au profit.

Il ajoute qu’étudier un mot sous la loupe pour démontrer pourquoi il faut se garder de l’utiliser entraine, au contraire, une démarche positive dont ont bénéficié par exemple les mots «sauvage», «Apartheid» et «Shoa».

«Les Juifs n’ont pas essayé d’enfouir ce mot-là sous un tabou ou un interdit. Ils ont fait le contraire : ils l’ont rendu ouvert à toute la population, à tous ceux qui voulaient réfléchir pour s’en emparer. Et puis finalement, ils ont réussi, je ne dis pas à le neutraliser, mais ils en ont fait un objet culturel sur lequel tout le monde peut réfléchir, que tout le monde peut utiliser», souligne Gérard Bouchard.

«Et le résultat est formidable! Ce qui était un drame ou une tragédie pour une partie de la population, c’est-à-dire les Juifs, s’est transformé en une tragédie qui concerne l’ensemble de l’humanité. C’est l’ensemble de l’humanité qui se sent maintenant interpelée par cette tragédie. Voilà qui est beaucoup plus efficace pour lutter contre l’antisémitisme, et au-delà de l’antisémitisme, pour lutter contre le racisme comme tel. C’est une opération très intelligente», défend le sociologue et historien.

La responsabilité de l’enseignant

Samir Gandesha rappelle que grâce à son poste permanent, il connait bien la liberté académique qui n’existe que si elle est utilisée.

Il se dit donc prêt à repousser les limites de la liberté académique et il est, selon lui, important de le faire. Mais il ne s’attend pas à ce que ses collègues agissent de la sorte en raison de leur statut précaire.

Il précise vouloir aussi exercer son jugement avec prudence et ne pas être provocateur pour le plaisir de provoquer. Selon lui, les universités suivent des procédures assurant la meilleure approximation de la vérité possible, les meilleures recherches disponibles et un flot constant de projets de recherche défiant la vérité acceptée du jour.

Mais, tempère-t-il, «en tant que professeur, vous faites partie de la communauté universitaire et les étudiants font également partie de cette communauté. Voulez-vous livrer un contenu qui mette certains étudiants mal à l’aise? Est-ce que ça va aider votre enseignement? Vous êtes également un enseignant, pas seulement un chercheur. À quel point allez-vous être sensible aux préoccupations de vos étudiants? Je pense que c’est une question importante, qui n’est pas souvent incluse dans la discussion sur la liberté académique», nuance Samir Gandesha.

Gérard Bouchard suggère, en référence à la controverse de l’Université d’Ottawa, d’«arrêter de se lancer des pétitions et de se dénoncer les uns les autres sur les réseaux sociaux ou dans les journaux. Il faut aller plus loin que ça maintenant ; il fallait que ça se fasse, mais là, maintenant, il faut passer à autre chose.»

Il souhaiterait voir davantage de structure dans ce débat : «Les administrations des universités, la direction des syndicats de professeurs et professeures ou la direction des associations d’étudiants et d’étudiantes pourraient prendre en charge cet exercice [d’échanges entre les professeurs et leurs étudiants]. Il me semble que ça serait de ces milieux-là que ça devrait venir.»

Sondage Léger

Sondage Léger

Le sondage Léger, mené en collaboration avec l’Association d’études canadiennes (ACS), suggère que 75 % des Canadiens pensent qu’il faut «protéger à tout prix la liberté d’expression dans nos institutions d’enseignement universitaire afin de permettre un libre échange des idées et des opinions». Crédit : Sondage hebdomadaire du 27 octobre 2020 – Léger

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