Y aura-t-il encore des journalistes pour nous expliquer le monde?
Jean-François Lépine, Sur la ligne de feu, Éditions Libre Expression, 2014.
Pendant plus de quarante ans, il a été partout. Journaliste, reporter, correspondant à l'étranger, animateur de l'excellent et regretté Une heure sur terre, Jean-François Lépine a véritablement été "Sur la ligne de feu" et nous y a emmenés avec lui. Suivre son parcours, c'est suivre le déroulement de l'histoire et l'évolution géopolitique d'une bonne partie de la planète.
Il arrive en Chine en 1983, à l'heure où les Chinois s'appellent encore "camarade" et où Deng Xiaoping, ancien camarade de lutte de Mao, dont l'ombre plane encore, prône, malgré des mécontents, une révolution capitaliste. Alors que le Grand Bond en avant de Mao avait été un grand bond en arrière, les politiques économiques de Deng Xioping provoqueront en quelques années "une des plus grandes renaissances économiques de l'histoire de l'humanité".
Au fil de sa passion croissante pour l'Asie, il nous initie à la géopolitique complexe de cette région. Il nous fait découvrir le Vietnam qui se relève d'une longue guerre, le Cambodge où Pol Pot poursuit une guérilla à la grandeur du pays, les Khmers rouges – la photo de M. Lépine avec des Khmers rouges, tous dans l'eau jusqu'à la taille, est au moins aussi célèbre que celle de Pierre Nadeau avec deux felquistes s'entraînant chez les Fedayins dans les années 60.
On le retrouve en Inde au lendemain de l'assassinat d'Indira Ganhdi. Aux Philippines en pleine tourmente politique. À Téhéran pendant le conflit Iran-Irak. À Berlin le 23 décembre 1989 lorsque Berlin-Est ouvre ses portes pour ne plus les refermer. En Afrique du Sud pour la libération de Mandela. Au Liban, en Afghanistan, en Palestine, en Syrie, en Tunisie, en France...
Lire Sur la ligne de feu, c'est revoir l'histoire des 40 dernières années guidé par quelqu'un qui en fut le témoin consciencieux, méticuleux et audacieux. Lire Sur la ligne de feu, c'est se rappeler qu'il y eut une époque où la couverture internationale, c'était quelque chose à Radio-Canada.
Le constat que fait M. Lépine, le tableau qu'il brosse du journalisme aujourd'hui est alarmant. "Il est d'ailleurs ironique que, alors que les défis éditoriaux sont de plus en plus importants dans les grands médias, en raison du rythme de production de la presse et de la concurrence féroce que se livrent les médias entre eux, les salles de nouvelles fonctionnent de plus en plus avec des effectifs réduits où les artisans deviennent des personnes à tout faire aux horaires impossibles". Il souligne que la société d'État a choisi de faire porter le poids des compressions budgétaires par tous les secteurs, y compris le secteur de la production de contenu.
L'avènement des communications par satellite et Internet a facilité à bien des égards le travail des journalistes. Mais il y a un prix à payer, soit l'obligation de transmettre toujours plus d'information toujours plus rapidement. Même si cela veut parfois dire ne pas avoir le temps de faire les vérifications d'usage. Même si cela veut parfois dire courir des risques inutiles en situation de guerre ou d'affrontements.
Paradoxalement, c'est au moment où l'on a besoin de plus en plus d'information pour comprendre un monde extrêmement complexe que le métier de journaliste, de reporter, devient de plus en plus dangereux. La prolifération du banditisme dans beaucoup de points chauds, le caractère de plus en plus radical des conflits, entraînent des coûts humains et financiers qui contribuent à réduire la présence des entreprises de presse à l'étranger. Les journalistes, comme les humanitaires, sont devenus des cibles. Selon le journal Le Monde, il y a eu 118 journalistes tués en 2014.
Le monde change. Nous sommes de plus en plus interdépendants. Le pouvoir économique et politique passe de l'Occident aux grandes nations émergentes de l’Asie comme l'Inde et la Chine. Cette transformation, « la plus grande qu'ait connue l'humanité sans qu'elle soit le résultat d'une guerre », aura sur nous et sur nos enfants, sur nos économies, sur notre manière de faire, un impact direct. « Dans ce contexte, quelle est la responsabilité des médias et comment ceux qui les dirigent assument-ils le rôle auquel on devrait s'attendre»?
J'ai été sidérée d'apprendre qu'au Québec, bastion de la presse francophone au Canada, moins de 1% du contenu est consacré à l'information internationale (alors qu'ailleurs au Canada cela oscille autour de 8%). Cela reflèterait le manque d'intérêt des lecteurs, auditeurs, téléspectateurs.
Une émission comme Une heure sur terre n'aura jamais les cotes d’écoute d'un Star Académie. Mais doit-on, au nom de la sacro-sainte rentabilité, sacrifier nos outils pour comprendre le monde et n'offrir que du pain et des jeux?
À lire absolument : Jean-François Lépine, Sur la ligne de feu, Éditions Libre Expression, 2014.
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