Je suis perplexe. Les propos virulents des tenants des diverses théories complotistes me sidèrent. Le mouvement anti-masque me dépasse. Jamais le mot "liberté" n'a été aussi malmené. Je me demande comment une question de santé publique a pu se transformer en combat politique. Le fait de porter un masque nuit-il à notre intégrité physique ? Nos médecins et scientifiques sont-ils des imbéciles ou des êtres machiavéliques ?
Les manifestations anti-masque sont présentes presque partout au Canada. Leurs slogans sont édifiants : "Personne ne va me dire quoi faire", "C'est mon corps, ma décision", "Vive la liberté", etc. (Je reconnais que la buée dans les lunettes, c'est parfois embêtant, mais quand même...) Certains vont jusqu'à comparer l'obligation du port du masque au régime nazi. Ça laisse béat.
La pandémie n'est pas la seule source de division dans la société canadienne. Les causes légitimes de mécontentement et d'inquiétude sont oubliées, noyées sous des avalanches de revendications de personnes ou de groupes qui s'estiment offensés. Ce que Caroline Fourest appelle une « peste de la sensibilité » dans son livre Génération offensée (Grasset, 2020).
Langue de bois, tu nous tueras
À trop marcher sur des œufs, on tue l'ironie. Le "second degré" dont nous avons, semble-t-il, perdu le sens. On en aurait pourtant bien besoin. Les premiers monologues d’Yvon Deschamps ne passeraient pas aujourd'hui, à commencer par son célèbre monologue antiraciste Nigger Black. On peut rire en parlant de choses sérieuses. C'est à ça que ça sert, le second degré.
Les réseaux sociaux occupent de plus en plus de place sur nos écrans, dans nos cerveaux. On délaisse les médias traditionnels ou, pire, on s'en méfie. Sur les médias sociaux, tout mérite d'être dit. Toutes les opinions se valent, même sous couvert d'anonymat. Il n'y a pas de filtre. Ça se répand. QAnon et ses émules sont partout.
L'embêtant avec les théories conspirationnistes, c'est qu'elles s'appuient souvent sur un fond de vérité. Il n'est pas tout à fait faux de penser que les plus fortunés de ce monde s'entendent pour que les pauvres le demeurent. Mais ce n'est pas en accusant les élites, politiques ou autres, de pédophilie et de satanisme qu'on va y changer quelque chose.
On dirait que réfléchir est devenu suspect, que le droit de parole ne sert plus qu'à faire taire. Caroline Fourest ose dire ce qu'on ne dit pas. « Nous vivons dans un monde furieusement paradoxal, où la liberté de haïr n'a jamais été aussi débridée sur les réseaux sociaux, mais où celle de parler et de penser n'a jamais été si surveillée dans la vie réelle. »
La culture n'a de comptes à rendre à personne
Récemment, l'Association des libraires du Québec (ALQ) censurait la liste de livres que le premier ministre François Legault avait été invité à soumettre. Parce que d'aucuns se sont offusqués de certains choix de monsieur Legault et déploré le fait qu'on lui offre une plate-forme gratuite. Au lieu de se réjouir qu'un homme politique s'adonne à la lecture. Heureusement, ce geste de censure a été décrié haut et fort. L'ALQ a republié l'infographie avec les choix littéraires de monsieur Legault.
Quand même, ça laisse songeur. Si les arts et la littérature se mettent à plier sous le joug des offensés... On pense à des expositions ou des œuvres boycottées, des spectacles, tel SLAV et Kanata de Robert Lepage, annulés pour cause « d'appropriation culturelle ». Faudra-t-il être transgenre pour jouer le rôle d'une personne transgenre, immigrant pour jouer le rôle d'un immigrant ? Est-ce qu'aujourd'hui un Anthony Quin, d'origine mexicaine et irlandaise, pourrait prétendre au rôle de Zorba le Grec ? Faudra-t-il passer un test d'ADN avant de passer une audition ?
« Un metteur en scène a le droit de monter ce qu'il veut avec qui il veut. C'est un créateur, un point c'est tout. » Ce n'est pas moi qui le dis. C'est Tomson Highway, auteur cri du Manitoba. Il me semble qu'en ces temps où les défis sont colossaux, nous aurions tous intérêt à laisser nos sensibilités au vestiaire.