Quand la fransaskoisie décourage
Les tensions qui agitent la communauté fransaskoise ont atteint dernièrement un tel niveau que quatre organismes porte-parole ont dû se mobiliser le 20 octobre pour apaiser les esprits. Querelles interpersonnelles, intimidations via les réseaux sociaux, ou encore tensions au sein des conseils d’administration en dépitent plus d’un, au risque de renvoyer une image négative et démobilisante au plus grand nombre.
La vie fransaskoise n’est pas un long fleuve tranquille. En plus de la crise sanitaire et économique qui sévit, une crise communautaire vient s’inviter dans le paysage des Fransaskois. « Je vois un bris dans les compréhensions et les communications. Ça m’attriste », partage Francine Proulx-Kenzle, impliquée de longue date dans la communauté mais qui se sent aujourd’hui désemparée.
« Pourquoi on ne peut pas se parler sans se sentir accusé ? Pourquoi on ne reconnaît pas qu’on est des êtres humains et qu’on peut faire des erreurs ? Pourquoi monter à l’agressivité et la colère sans prendre le temps de se parler ? », interroge la Fransaskoise qui a animé de nombreuses rencontres communautaires par le passé.
Le même sentiment de découragement habite Wilfrid Denis, professeur émérite de sociologie dont l’implication communautaire a largement diminué ces dernières années. « Je trouve ça décourageant. Je connais des personnes qui ne veulent plus rien avoir à faire avec la fransaskoisie car ce ne sont que des chicanes, ils ne veulent plus investir de l’énergie et de leur bien-être mental », témoigne-t-il.
Manque d’attractivité
Dans ce contexte, difficile d’attirer de nouvelles forces vives pour faire vivre la fransaskoisie. « On a des AGA qui se déroulent dans le chaos ou à couteaux tirés. Comment dans ce contexte motiver les gens à s’engager dans nos organismes ou faire du bénévolat ? », se demande Anne Brochu Lambert, présidente du Conseil culturel fransaskois (CCF).
Même son de cloche du côté de Denis Desgagné, directeur des partenariats et de la programmation culturelle du Conseil des écoles fransaskoises (CÉF), qui perçoit fatigue et décrochage parmi les francophones de la province : « Ça ne court pas les rues les personnes qui veulent s’engager. Le niveau de plaisir est très bas. S’engager présentement, c’est s’exposer et avoir une qualité de vie qui baisse », déplore-t-il.
Une superposition de crises
Avec l’absence de relations physiques, la crise sanitaire aggraverait la crise communautaire selon Francine Proulx-Kenzle. « Le virtuel, c’est bien pour passer des messages, mais c’est quand tu es en personne que tu peux écouter et sentir la personne », estime la formatrice en santé mentale.
Jérôme Melançon, professeur agrégé en études francophones et interculturelles à la Cité universitaire francophone à Regina, parle quant à lui de « déficit de cohésion » en ces temps de distanciation sociale. Les diverses activités et rencontres qui ponctuent d’habitude la vie communautaire ont laissé place à une vie virtuelle faite de rencontres Zoom et d’échanges brefs sur Facebook ou Twitter.
Plusieurs pointent ici du doigt l’effet néfaste des réseaux sociaux dans les relations communautaires. « Je ne me sens pas du tout à l’aise d’aller sur les médias sociaux parce que j’ai l’impression que ça peut être mal compris et que ça pourrait augmenter les malentendus », témoigne Francine Proulx-Kenzle.
Denis Desgagné souligne même la présence de menaces qui essaiment sur la toile et « de groupes qui se réunissent sur les réseaux sociaux pour éliminer certaines personnes, pour régler leurs comptes et salir les uns et les autres ». Des pratiques qui instituent un climat de peur et d’anxiété se reflétant ensuite dans la vie réelle : « Tu arrives à une réunion où les gens sont fâchés contre toi et tu te demandes pourquoi », partage le directeur des partenariats du CÉF.
Une image qui se détériore
Au-delà des querelles intestines, c’est toute l’image de la francophonie provinciale qui est entachée selon Céline Moukoumi, membre du conseil d’administration de la Communauté des Africains francophones de la Saskatchewan (CAFS). « C’est tout le système qui en pâtit. Ce sont les parents qui ne vont plus vouloir mettre leurs enfants dans nos écoles, ce sont les personnes qui ne voudront plus participer aux divers regroupements de la communauté », regrette-t-elle.
Cette inquiétude est partagée par Francis Kasongo, directeur général du Collège Mathieu à Gravelbourg : « Il faut garder à l’esprit que nous devons préparer la relève. Les jeunes nous regardent. Est-ce que c’est ça que nous voulons laisser à nos enfants ? »
Une crainte d’autant plus présente que les effets de cette image dégradée se font déjà ressentir sur la vie associative. « Ça a un énorme impact en matière d’engagement citoyen et communautaire », témoigne Céline Moukoumi. Et Wilfrid Denis d’ajouter : « Plus personne ne veut se présenter aux postes de CA. On est souvent à court de personnes alors on a tendance à accepter le premier venu sans vérifier les antécédents. Ça met les organismes à risque. »
Vers un apaisement des esprits ?
Le 20 octobre dernier, quatre organismes porte-parole se sont regroupés pour lancer un appel au dialogue, une mobilisation saluée par beaucoup de Fransaskois, dont Francine Proulx-Kenzle : « Ça prend du leadership pour trouver une façon de rassembler les gens et d’avoir un dialogue ouvert et sans jugement. »
Céline Moukoumi qualifie même cet effort de geste « historique ». « C’est la première fois que certains sujets, jusqu’à présent tabous, sont amenés officiellement sur la place publique », affirme-t-elle. Francis Kasongo juge la démarche « salutaire » et aimerait qu’elle débouche sur l’établissement d’une charte.
La présidente du CCF est l’une des instigatrices de cet appel. « J’en ai parlé comme un cri du cœur à la Table des élus le 12 septembre et ça a trouvé un écho », se réjouit Anne Brochu Lambert. Depuis cet élan, plusieurs expressions d’appuis se sont manifestées, « comme des offres de bénévolat, d’expertises, de formations, ou encore par résolution de CA ».
Renouer le dialogue
‘Dialogue’ est le maître-mot pour Anne Brochu Lambert qui appelle à plus de médiation, que ce soit entre membres et organismes, au sein des conseils d’administration, ou entre membres. Pour Francis Kasongo, une responsabilisation des organismes et des employés s’impose : « J’en appelle au sens de responsabilité citoyenne de chacun », lance-t-il.
En outre, l’absence de culture du débat serait l’un des fonds du problème selon le directeur du Collège Mathieu. « Les divergences d’opinions ne veulent pas dire que nous sommes des ennemis », tient-il à rappeler. Denis Desgagné estime, lui, que « le vivre ensemble est une responsabilité partagée entre celui qui accueille et celui qui est accueilli ».
Malgré tout, il faudra d’après Jérôme Melançon régler les problèmes bien réels de « racisme et d’intolérance à l’égard d’une partie de la communauté qui se sent mise de côté, moins respectée ». « Il y a des problèmes de représentativité. Pour que les gens critiquent à ce point-là les organismes, c’est qu’il y a une perte de légitimité », avance l’universitaire.
Membre fondatrice de la CAFS, Céline Moukoumi reconnaît pourtant que « beaucoup d’efforts ont été faits en matière d’intégration, d’ouverture et de partage de culture ». Elle se souvient avoir reçu un accueil « extrêmement chaleureux » lors de la création de la CAFS en 2008. Mais une réflexion s’impose tout de même aujourd’hui selon elle : « Il faut construire les bases de la communauté de demain. »
Sensibilisation et approche interculturelle devraient se retrouver au cœur des discussions de la prochaine Table des élus en décembre. Un moment crucial pour que la fransaskoisie puisse, de nouveau, « générer de l’espoir et du plaisir », conclut Denis Desgagné.
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Lucas Pilleri
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