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Horizons - chronique littéraire du Cercle des écrivains de la Saskatchewan

Le poids du vide

Le poids du vide
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Cher papa,

Te souviens-tu d’avoir gardé sur toi – toujours dans la même poche – un petit canif, juste au cas où ? Curieusement, je ne t’ai jamais vu en faire usage. Le faisais-tu en cachette ? Je l’ignore. Par contre, je me rappelle parfaitement l’avoir déniché dans une boîte minuscule au fond d’un comptoir sombre et poussiéreux du « Montagnais » – le fameux marché aux puces de Chicoutimi – tant de fois visité en quête d’un trésor; le cadeau parfait au milieu de milliers de babioles hétéroclites. Tu avais égaré le tien, à ton grand chagrin, quelques jours plus tôt.

Qu’est devenu ce canif ? Allez savoir… Les canifs se retrouvent peut-être avec les chaussettes disparues in terra incognita, comme disait mon prof de latin. En fait, cette expression serait un nom bien plus approprié pour ta résidence que l’insipide « Villa douceur » dont elle est affublée. Ne te retrouves-tu pas, comme tous tes congénères, en terre inconnue, à demander à chaque heure du jour à tes préposé.e.s – les mêmes depuis toujours – leurs noms, le tien, ton âge, et ce que tu peux bien foutre ici à quatre-vingt-treize ans ?

De ton lit, tu reconnais les visages de ta mère et de ton père sur les tableaux accrochés au mur, hors d’atteinte devant toi. Tu t’interroges par contre, sur l’identité de ces gens souriants sur les autres photos. Qui peut bien être ce couple de jeunes mariés en noir et blanc, ou cette dame au regard doux et généreux ? Ton épouse ? Cela ne te traverse même plus l’esprit. Tu l’as oubliée. Les soixante ans de votre vie commune se sont volatilisés, te laissant seul avec ce mystère. Tu restes incrédule lorsqu’on te raconte notre tendre enfance à vos côtés. Tes jours se succèdent, aussi vides les uns que les autres – plus vides encore qu’une boîte vide – car si j’y dépose un souvenir, tu pourras l’y retrouver. Ton cerveau, lui, te fait défaut, même avec les choses les plus essentielles.

Le grand sommeil, dont tu souhaites la venue depuis fort longtemps, apportera peut-être réponses à tes questions.

Je pense à toi souvent car j’ai moi-même un canif en porte-clés. Je t’aime papa. On ne le dit pas assez.

Ton fils cadet,

Jean-Marie

P.S. : Quand on t’a proposé un « pacemaker » à quatre-vingts ans, il fallait y songer...

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