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Horizons - chronique littéraire du Cercle des écrivains de la Saskatchewan

Elle s’appelait Anica Zovak

FFS
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À Noranda, elle faisait partie du lot de « Polacks » immigrés après la Deuxième Guerre mondiale. On ne faisait pas dans la nuance dans cette petite ville minière où j’ai grandi. Quiconque y était débarqué à la fin des années 1940 pour travailler à la mine de cuivre ou ouvrir un commerce à l’ombre de ses cheminées était mis dans le même panier : il ou elle baragouine l’anglais avec un accent étranger ? N’a ni la verve des Italiens ni les yeux bridés des Chinois ? Allez hop! Un Polack !

Du haut de mes cinq ans, Mme Zovak avait la stature d’une géante. Ce n’est que récemment que j’ai découvert qu’elle était originaire de Bosnie et non de Pologne, comme je l’avais toujours cru. Elle s’exprimait en anglais, une langue que je ne comprenais pas, avec une voix grave et un accent qui semblait brutal aux oreilles de la petite fille qui écoutait sans en avoir l’air. Elle énonçait des phrases courtes et saccadées avec l’hésitation propre à ceux qui ne maîtrisent pas une langue. Ce que je vivrai moi-même, des années plus tard, après m’être expatriée dans l’Ouest canadien. Les phrases de Mme Zovak étaient réduites à l’essentiel, dégraissées jusqu’à l’os, à l’image de celle qui les formulait. J’ai souvenir de sa mâchoire ciselée, de ses joues creuses aux pommettes saillantes et de son regard d’un gris sombre, indéchiffrable.

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Ma mère était une couturière de talent. Du plus loin que je me souvienne, je me réveillais chaque matin au son des ciseaux qui se frayaient un chemin à travers le tissu tendu sur la table de la cuisine. Maman était déjà au travail, taillant un pyjama d’hôtesse pour Mme Côté ou un ensemble hot pants pour Mlle Camuseau. Plus tard, c’était le bruit de la vieille Singer qui rythmait notre vie en l’absence de mon père et de mes deux grands frères. Maman terminait sa longue journée par des tâches silencieuses pour nous laisser dormir. Je l’imagine cousant à la main un ourlet ou des boutons, assise au salon, en parlant à voix basse avec papa.

Quand elle terminait une création, maman y apposait une petite étiquette sur laquelle on pouvait lire en lettres dorées sur fond noir : Made especially for you by Florence Noël. Dans le Noranda des années 1960, personne n’osait encore rêver de vivre et de travailler en français. Les commerces s’annonçaient dans la langue des boss de la Noranda Mines, et nous faisions nos emplettes au Mac’s Food Store, au Stork Shop et autres sundries. Mon père, soudeur de métier, travaillait à la Mining Machinery sous les ordres d’un foreman à la poigne de fer.

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J’étais toujours contente quand une cliente de maman venait faire un essayage ou commander une nouvelle tenue. Des mots comme « robe cocktail » ou « vêtement de croisière » ont nourri l’imagination de la petite fille qui faisait l’école à ses poupées en rêvant du jour où elle apprendrait enfin à lire et à écrire.

Nous vivions à cinq dans un petit quatre et demi de la rue Frédéric-Hébert. J’y partageais ma chambre avec mes frères, pour le meilleur et pour le pire. Quand les clientes de maman venaient pour un essayage, elles se changeaient dans la chambre de mes parents, adjacente au salon. Elles y venaient ensuite se regarder dans le long miroir monté sur la porte de la chambre. C’était l’heure des ajustements. Un galon à mesurer autour du cou et une pelote à épingles à la main, maman semblait voleter autour de ses clientes qui embaumaient le parfum bon marché Evening in Paris ou l’huile de bain Skin so Soft. Un raffinement que je tentais d’imiter en versant de généreuses portions de poudre à récurer Comet ou Spic and Span dans l’eau de mon bain.

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Un après-midi d’été, c’est l’énigmatique Mme Zovak qui s’est présentée pour un essayage. Après quelques brèves salutations, maman lui a remis le vêtement en devenir et la cliente a disparu dans la chambre pour en ressortir, quelques minutes plus tard, vêtue de ce qui serait une robe grise du même ton que sa chevelure. La robe aurait des manches longues, mais à cette étape de la création, elles n’étaient pas encore posées. « Oh, nice », a dit maman en examinant Mme Zovak d’un œil expert. « Ya », a répondu la cliente, les bras ballants, l’air mal à l’aise. « De dress. Too long ? Short ? » a demandé maman. Elle non plus ne maîtrisait pas cette langue qui représentait une espèce de territoire étranger que ni elle ni sa cliente n’avaient vraiment l’ambition d’investir. « No. Good. Good », a déclaré Mme Zovak.

 

Le jour où Mme Zovak est venue faire l’essayage de sa robe m’a marquée. J’ai moi aussi marché autour d’elle en feignant d’évaluer l’ampleur de l’emmanchure et la qualité de la coupe. Après deux ou trois tours, je me suis arrêtée et mon regard s’est posé sur son avant-bras gauche, traversé de veines saillantes. C’est là que j’ai aperçu, à la hauteur de mes yeux, une rangée de signes. Je me suis approchée pour mieux voir. On aurait dit que quelqu’un avait écrit sur sa peau avec un stylo à l’encre bleue, comme quand je dessinais des fleurs dans la paume de ma main. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » ai-je demandé en montrant du doigt. En m’apercevant, Mme Zovak a aussitôt levé le bras et couvert de sa main l’inscription qui m’intriguait. « C’est rien. Va jouer dans ta chambre », m’a lancé maman. Qu’est-ce que j’avais encore fait de mal? Penaude, j’ai quitté la pièce.

Après le départ de Mme Zovak, ma mère m’a appelée au salon. D’un pas hésitant, je suis allée la rejoindre tandis qu’elle finissait de rassembler son attirail et les pièces de vêtement. « Si je t’ai dit de partir, c’est parce que je ne voulais pas que tu fasses de la peine à Mme Zovak », m’a-t-elle dit. Euh ! ? Faire de la peine à Mme Zovak ? Pourquoi ? Comment ? Maman m’a fait asseoir sur le divan et elle a pris place à côté de moi. « Je sais, ma belle chouette, que tu ne voulais pas lui faire de peine, mais des fois, quand on pose des questions, on peut blesser les gens. » Je l’ai regardée sans comprendre. « Ce que Mme Zovak a sur le bras, c’est un tatouage. » Voilà un mot nouveau qu’elle s’est empressée de définir avant de poursuivre. « Ce tatouage lui a été fait dans un camp de concentration. » Et ma pauvre mère de tenter d’expliquer l’inexplicable à sa petite fille au regard effarouché. Mes questions ont été nombreuses. Ce camp, est-ce que c’était comme un terrain de camping ? Pourquoi Mme Zovak était-elle là ? Qui l’y avait envoyée ? Y avait-il des enfants ? Et les réponses de maman n’ont fait qu’ajouter à mon trouble.

Quand j’ai revu Mme Zovak, à l’essayage suivant, j’ai gardé mes distances. Et je n’ai jamais plus posé de questions en sa présence, car je savais désormais qu’elle avait vécu l’impensable et j’étais dépositaire de ce secret.

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Le 27 janvier 2005, à des milliers de kilomètres de Noranda, mon mari et moi dînions en écoutant d’une oreille distraite le bulletin de nouvelles. Nous y avons appris que ce même jour, soixante ans plus tôt, les troupes russes libéraient le camp de concentration d’Auschwitz. Ce soir-là, pour la toute première fois, j’ai raconté mon souvenir de Mme Zovak et, à travers elle, mon initiation à l’Holocauste.

Quelques jours plus tard, en parcourant sur Internet les avis de décès publiés à Rouyn-Noranda (on reste toujours attaché à son lieu de naissance, peu importe où la vie nous mène), je suis tombée sur la photo d’une femme magnifique à la chevelure blanche. Vêtue de rose, elle affichait un large sourire. J’ai lu la rubrique et j’ai appris, avec un frisson, qu’Anica Zovak était décédée le 27 janvier. Le jour du 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz. Le jour où j’avais évoqué son souvenir. Elle avait 95 ans. La photo datait sans doute de quelques décennies, mais j’ai senti dans le regard de Mme Zovak que non seulement elle avait survécu à l’horreur, mais qu’elle en avait triomphé. « La défunte laisse dans le deuil deux filles, trois petits-enfants et cinq arrière-petits-enfants. » Un beau pied de nez à ceux qui ont voulu l’éliminer.

Au début de 2015, on soulignait le 70e anniversaire de la libération d’Auschwitz et, pour moi, le souvenir de cette femme qui sans le savoir avait marqué mon enfance est plus vivant que jamais. Elle s’appelait Anica Zovak, et jamais je ne l’oublierai.

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