Horizons

Chronique littéraire publiée dans l'Eau vive

Karen Olsen

Soupir d’ange

Je n’ai jamais vu ma sœur passer la vadrouille, faire la vaisselle ou sortir les poubelles, sauf si maman menaçait de la punir. Tous les prétextes étaient bons pour se soustraire aux tâches du samedi. J’aurais cru à un miracle si elle s’était adonnée à la couture ou au tricot, comme nos grands-mères.

̶   Votre lit ne se changera pas par magie, répétait sans cesse notre mère. Ce que j’essaie de vous inculquer vous servira plus tard. Riche ou pauvre, il faut savoir se décrotter. Quand elle disait que « la propreté rapproche de la sainteté », je la croyais dur comme fer.

̶   Vous me remercierez, quand vous aurez des enfants.

̶   Jamais ! ronchonnait ma sœur les dents serrées.

***

Adulte, elle travaillait dans les cabinets des ministres de l’État et gagnait assez pour se payer un appartement spacieux et une femme de ménage. Les weekends, elle courrait les concerts et sortait dans les grands restaurants et les cabarets de la ville. Vêtue à la dernière mode, elle n’aurait jamais recousu un bouton ou refait l’ourlet d’une jupe. Elle m’invitait parfois chez elle pour étudier, en périodes d’examen, quand ma résidence sur le campus devenait trop bruyante. Un jour, je fus surprise de voir un sac de tricot près du fauteuil où elle lisait le soir. L’ouvrage, en pleine vue, était un joyeux mélange de points de mousse et de riz. Elle avait assemblé les carrés, aux couleurs différentes et brodé des étoiles en fine laine argentée aux coins des jointures. J’ai supposé que cette magnifique couverture de bébé était pour une de ses amies. Dans ce nid d’ange, le poupon ne manquerait pas de faire de beaux rêves.

̶  Tu tricotes maintenant ? ai-je demandé sans penser.

̶  Oui, ça me désennuie.

̶  Tu t’ennuies, mais…

̶  Tout le monde s’ennuie par moment. Et puis, j’habite seule… alors, le soir…

̶ Tu as vraiment des doigts de fée. C’est pour un cadeau ? Je sentais que mes questions l’agaçaient.

Elle se leva et de la cuisine, me demanda :

̶   Tu veux une tasse de thé?

̶   Oui, merci.

̶   Miel et citron?

̶   Miel et un peu de lait.

J’ai entendu le sifflement aigu de la bouilloire. Elle apparut avec un plateau, le posa et versa le liquide fumant. Elle m’offrit une tasse et prit la sienne. Toujours debout, elle touillait tant son thé que la cuillère faisait tinter la porcelaine comme une clochette.

̶  La couverte de bébé…c’est pour…enfin, je suis enceinte. Elle s’installa dans son fauteuil.

̶   Toi enceinte ! Et qui …?  

̶   Une erreur de parcours. Tous les arrangements sont faits.

Puis, elle baissa la tête.

̶   Tu vas garder l’enfant, n’est-ce pas ?

̶   C’est hors de question. Élever un enfant toute seule... Ma travailleuse sociale a déjà trouvé une famille.  

***

(Quelques mois plus tard, ma soeur a finalement accouché et confia l’enfant à la travailleuse sociale).

Elle reprit son travail et semblait la même, sauf qu’elle prenait chaque mois des nouvelles de sa fille.

̶  Anna a fait ses premières dents, elle marche déjà, elle commence à parler, lui racontait sa travailleuse sociale.

̶  Anna est première de classe de son école privée. L’an prochain, pour sa graduation, ses parents lui offrent un voyage en Europe… 

Pour l’anniversaire de sa fille, ma sœur sortait la couverte de bébé. Pendant l’étrange célébration, j’imaginais que la laine était un fil d’Ariane que ma nièce, un jour, déroulerait pour retrouver sa mère. Après 20 ans, ma sœur a entrepris des recherches auprès des services d’adoption pour retrouver sa fille, mais sa travailleuse sociale était introuvable. L’agence lui remit un maigre rapport des circonstances de l’adoption. Sa fille vivait avec de simples ouvriers. Le père, un travailleur à la chaîne, effectuait une seule tâche sur des pièces de métal. La mère était blanchisseuse dans un hôpital de la ville.

La couverture de bébé fut remisée et la coutume immuable de l’anniversaire abandonnée. Ma sœur ne parlait plus de sa fille. Après son décès, j’ai retrouvé la couverture enveloppée dans du papier de soie défraichi. Qu’est-ce que j’aurai pu offrir comme héritage à sa fille ? Une vieille couverte de bébé. J’ai vendu l’appartement et tout donné à l’Armée du Salut, sans jamais essayer de retrouver ma nièce.


Karen Olsen vient de publier Promesse à un jaguar aux Éditions de la nouvelle plume. Le lancement a eu lieu lors du Festival Fête fransaskoise le 7 juillet 2018.

Article précédent Nuits blanches
Prochain article Fable à la chinoise
Imprimer
28049 Noter cet article:
Pas de note

Karen OlsenWebmestre

Autres messages par Karen Olsen
Contacter l'auteur

Contacter l'auteur

x

Titres

RSS
123456789