Horizons

Chronique littéraire publiée dans l'Eau vive

Ian C Nelson

Le miroir surpris

Le miroir dans la chambre de Ghislain avait tout vu. Depuis le début, il lui reflétait même son prénom qui veut dire « otage et doux ami ».

Il avait vu le bébé se tortiller vers le reflet, tendre les petits doigts vers l’image et tomber la joue contre la glace, les yeux écarquillés. Il avait vu le moment révélateur quand le petit comprit que ce n’était pas un autre qui avait envahi son espace, mais lui-même qui mimait tous ses gestes et semblait répéter tous ses gargouillements, sans pourtant faire de bruit.

Le miroir avait enregistré chaque anniversaire, quand on mesurait le petit garçon et gravait soigneusement sa taille sur le cadre en bois. Il avait vu ses chemises devenir trop étroites et ses pantalons trop courts.

Il avait remarqué la surprise du garçon trouvant ses premiers poils et le désespoir avec les premiers boutons. Il avait suivi de près l’auto examen du jeune homme qui avait hâte, finalement, de se raser. Il avait suivi les premiers gestes que faisait Ghislain en découvrant le plaisir du toucher, et le choc du premier jaillissement de sperme.

Il avait vu le jeune se livrer aux larmes à ses premières déceptions et ses chagrins d’amour.

C’était avec regret que le miroir avait reflété un geste d’au-revoir quand l’étudiant entra à la faculté. Dorénavant, les reflets de Ghislain devinrent rares : un retour à la maison avant de prendre son premier poste dans une agence prestigieuse, un tourbillon d’images fiévreuses quand il se préparait au mariage, un reflet sombre et solitaire après son divorce.

Ensuite, un long silence dans cette chambre triste et délaissée comme une tombe.  Seulement des murmures et quelques conversations des parents qui entraient par la porte entrebâillée, de temps en temps. Parfois des accusations et des sanglots. Petit à petit, une poussière lui dépolissait la surface, la rendant presque givrée. Il s’en voulait de ne pas être humain pour s’essuyer. Après tout, il avait été témoin des moments heureux et des drames dans cette maison, et il avait survécu indemne, malgré quelques objets lancés dans des moment de colère ou de frustration.

Puis, un jour, il se raidit en entendant des voix dans le couloir. Beaucoup de remue-ménage. Un cri étranglé du père, un long silence, des bribes de phrases, un autre silence. Finalement la porte s’ouvrit et la mère prononça : « Bien voilà, ton père finira par comprendre. N’insiste pas tout de suite, il lui faut du temps. En tout cas, ta chambre t’attend comme toujours, rien n’a changé là-dedans. Ton père a été surpris, c’est tout. On s’accommodera. Nous sommes tes parents.»

Que dire après une telle absence ? Un moment s’imposa, juste le temps de retenir son souffle avant de se livrer à la joie de se retrouver!

Oui, un moment de silence. Puis. Voyons, rien n’avait annoncé la figure qui prit sa place devant la glace pour sa nouvelle portraiture. Après un million de reflets immédiats et spontanés devant le jeune Ghislain pendant tant d’années, comment diable s’ajuster à ses expressions d’aujourd’hui?

Un coup de main pour essuyer la glace, s’il te plaît. Pour l’amour…

Arriva le moment de se regarder dans les yeux, l’être et son image exacte. Le miroir fit un grand effort. Et voilà ! Ghislaine se rencontra, se reconnut enfin chez elle.

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