Horizons

Chronique littéraire publiée dans l'Eau vive

Jean-Pierre Picard

La parade

C’est le jour du défilé militaire. Les médailles, les bottes, les visages, l’arsenal, tout est bien astiqué et défile à la queue leu leu. Impeccable, colonne vertébrale bien droite comme les autres officiers, Suzanne regarde droit devant, marchant au pas. Elle sourit, fière d’appartenir à cette parade.

Du coin de l’œil, elle aperçoit une petite fille debout sur le trottoir qui tient la main de son père, le visage triste. Elle porte une jolie robe qui semble appartenir à une autre époque. La vue de cette robe et de ses fleurs plonge Suzanne dans les souvenirs d’un après-midi disparu, un après-midi qu’elle croyait oublié depuis longtemps.

C’était un 25 juin. Il faisait beau et chaud, comme aujourd’hui. Quel âge avait-elle ?... Ça fait si longtemps... Elle était à cette époque de la vie où plus on s’attache à un vêtement plus il devient inutile, devenu trop petit.

Cette journée là, inspirés par les images à la télé du défilé de la St-Jean-Baptiste du jour précédent, les gamins de la rue Larose avaient décidé d’improviser une parade.

Ils s’étaient tous mis en ligne, les yeux brillants au-dessus de leurs joues sales, les souliers crottés et les vêtements usés. Sauf elle ! Elle avait fièrement mis, sans en informer ses parents, ses plus beaux vêtements, ceux réservés pour la messe du dimanche et la visite chez les tantes. Elle devrait de toute façon les léguer bientôt à sa petite sœur.

Le fils de l’épicier du quartier ouvrait la marche avec sa rutilante voiture à pédales bleue « Kidillak » suivie par les tricycles et les brouettes à 4 roues propulsées d’un coup de jambe par leur pilote installé sur un genou au milieu de la plateforme. Ces derniers ne se doutaient pas que la génération suivante s’inspirerait de leur technique pour adopter un format réduit de ce mode de transport à quatre roues sous une planche.

Ceux qui étaient à pied avaient ramassé un bout de bois qu’ils brandissaient dignement, une casserole sur la tête. Ils s’étaient tous mis en branle, fiers et joyeux, piaillant des chansons inventées au fur et à mesure. Ils passèrent devant la maison des Taillefer, des Maloney... Des enfants sortaient des cours pour se joindre à eux. Madame Leclerc, essuyant le nez de son petit dernier avec son éternel tablier, les salua de la main, un sourire aux lèvres. Le livreur de l’épicerie, revenant d’une livraison sur son imposant vélo, s’était joint à la parade, zigzagant pour heurter chaque imperfection de la rue, histoire de faire tinter les bouteilles de bière vides qu’il rapportait.

La joyeuse bande s’approchait de la maison de la vieille Lévesque, celle qu’on craignait parce qu’elle était toute plissée et méchante. Dès que les enfants arrivèrent à la hauteur de sa haie de cèdre, elle sortit en furie brandissant un balai. « Vous n’avez pas fini de faire du bruit » qu’elle hurla, s’étouffant presque d’être allée à la limite de ses vieux poumons.

Éberlués, ils s’arrêtèrent... la parade était brisée ! Plus de rires, plus de chansons... Quelqu’un n’aimait pas leur défilé. De toute façon, ils étaient rendus presqu’au bout de la rue et plus loin c’était un autre territoire, un autre coin de rue qui appartenait à d’autres enfants. Lentement, les gamins se dispersèrent et chacun retourna dans sa cour.

Une petite fille dans une robe blanche, seule sur le trottoir, marchait lentement les yeux fixés sur ses beaux souliers brillants, pleurant sourdement les larmes d’une tristesse rageuse... Une voix quelque part au fond d’elle tentait de la consoler... Un jour tu la retrouveras ta parade...

***

« Ils ne me l’enlèveront pas celle là » se dit Suzanne au milieu de l’impressionnant défilé. Mais elle n’arrive pas à le voir, perdue au milieu d’uniformes semblables au sien. L’écho lointain d’une belle robe du dimanche au milieu de gamins crottés réveille un triste filet de souvenirs.

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