Séjour dans le désert
Jean-Pierre Picard (Saskatchewan)
Michel Saint-Hilaire — Trance
Peinture acrylique sur toile, 36 par 40 pouces, 2014
Le narrateur, Jésus de Nicolet, raconte les souvenirs de ses vies antérieures, dont celle de Jésus de Nazareth, à son voisin de siège lors d’un voyage en train de Toronto à Vancouver.
Même si j’aime vivre en société, j’éprouve régulièrement le besoin de m’éloigner du tumulte ambiant, histoire de mieux entendre cette voix intérieure qu’on appelle conscience. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu ce besoin de retrait.
Les évangiles ont fait grand état de mon séjour dans le désert où j’aurais eu une conversation avec Satan. Je peux bien vous raconter ce qui s’est réellement passé, mais vous allez trouver cela drôlement plus banal que la version romancée de la Bible.
C’était le lendemain d’une journée épuisante, où Jean le Baptiste m’avait baptisé, que j’ai décidé de décanter quelques jours à l’extérieur de la ville. J’ai préparé mon baluchon sur un coup de tête avec assez de provisions pour séjourner quelques jours à un endroit que j’affectionnais, dans un abri entre des rochers abritant quelques arbustes. Ce refuge était protégé du soleil matinal et n’était qu’à 40 minutes de marche d’une source d’eau.
À cette époque, Jean le Baptiste secouait pas mal les conventions et ses fidèles étaient plutôt dérangeants. JB rêvait de révolution. Il annonçait la venue d’un messie qui allait faire fondre les feux du ciel sur les Romains et redonner au peuple juif sa dignité.
Côté spiritualité, son cœur était à la bonne place, mais sa flemmardise lui faisait prendre des raccourcis en termes de discipline. Il avait rencontré des esséniens dont les rituels avaient capté son intérêt, surtout avec cette cérémonie d’immersion dans l’eau pour laver les péchés. Son enthousiasme s’est cependant vite refroidi devant les exigences requises pour suivre cette voie spirituelle.
Il a surtout compris qu’avec leur vœu de pauvreté, les esséniens ne faisaient pas le poids face aux pharisiens. Non, mais tu vas où quand tes compétiteurs ont grassement les moyens de frayer avec le pouvoir romain?
Un temps, il a voulu suivre les qumranites, un autre courant qui demandait beaucoup de rigueur et de discipline. À peu près tout le contraire de JB. Mais, encore là, il aimait bien leur rituel du baptême purificateur.
Et c’est là que JB a décidé de démarrer sa propre franchise avec sa propre série de rituels. Côté marketing, il a gardé le baptême. Trop génial d’offrir aux gens l’occasion de se laver de leurs péchés antérieurs. Pour le reste, on simplifie. Seulement des sermons pour annoncer que ça va venir, ne nous décourageons pas, il y a un messie qui s’en vient.
N’étant pas seul à râler contre les rigueurs de la discipline, il y a vite eu quelques personnes qui l’ont suivi... À l’époque, les gens ne pouvaient se regrouper au sein de partis politiques pour partager leur dédain face à la société. On se retrouvait donc avec une multitude de sectes, cultes, croyances dont la grande majorité a fini par sombrer dans l’oubli.
Ça aurait pu être pareil pour JB, mais le fait de m’avoir baptisé lui a assuré une place de choix dans l’Histoire. Il y a même certains historiens qui le présentent comme le pionnier du christianisme. S’ils savaient à quel point il pouvait parfois m’exaspérer.
Il s’est montré insistant pour que je le laisse me baptiser. J’ai accepté. La cérémonie a eu lieu sur les rives du Jourdain dans une sorte de rituel improvisé pendant lequel il a clamé à ses disciples que celui qu’il venait de tremper dans l’eau était le messie dont il annonçait la venue avec ferveur depuis quelque temps. Là, j’ai vraiment failli m’étouffer. Il devait être vraiment las d’attendre pour juger que, côté messie, je ferais l’affaire…
Un instant! Messie, c’est quand même toute une responsabilité. Prophète, je veux bien! Mais Messie ? J’ai demandé à JB pourquoi ça ne pouvait pas être lui. Sa réponse m’a fait comprendre qu’il avait vraiment le sens des relations publiques. « Ça ne peut pas être moi, personne n’a annoncé ma venue. »
Après mon baptême, il m’a entraîné dans des discussions à n’en plus finir sur l’injustice, la vraie nature de Dieu et, surtout, le besoin d’agir. Il faut dire que les attentes étaient un peu hautes et le sens de la réalité un peu au ras des pâquerettes chez les baptistes.
De mon côté, je me suis vite lassé de ses sparages et des divagations de ses disciples. Je n’étais pas le seul. Cela m’a permis de recruter quelques apôtres au sein de son entourage désillusionné.
Il faut dire que son agressivité et sa manie de parler avant de penser lui mettaient bien des gens à dos. Il aurait d’ailleurs dû se garder une petite gêne dans ses critiques d’Hérode. Ce dernier n’aurait peut-être pas obtempéré à la demande de sa belle-fille qui a réclamé la tête de JB sur un plateau.
On a quand même eu bien du plaisir, un certain temps, avec nos longues discussions autour du feu à réinventer le monde.
Il tenait à ce que je prenne les choses en main, que je sois le messie de ses prophéties, le roi vengeur qui remettrait le roi Hérode à sa place. Toute une commande. Ça demandait réflexion. Rien de tel qu’une petite retraite dans le désert pour remettre les choses en perspective.
Les premiers jours, j’ai tourné en rond. Il m’a fallu au moins 2 semaines pour que le silence du désert prenne sa place et que je m’entende enfin penser.
J’ai pensé au métier de prédicateur de JB. Ça semblait bien lui réussir, pourquoi pas moi? Les quelques fois où j’avais raconté des histoires, j’avais eu du succès et ça me plaisait. Pourquoi ne pas le faire à temps plein?
Mais que raconter? Quel message marteler?
J’avais le goût d’enseigner aux gens des valeurs d’entraide et de respect. Mais était-ce suffisant pour des gens opprimés? Les messages d’amour et les appels à la justice pouvaient-ils vraiment faire le poids face au joug romain et à l’avidité des puissants? Pour répondre aux attentes de JB, il faudrait plutôt jouer plutôt la carte du pouvoir et des alliances. Toute autre approche aboutirait à une répression impitoyable.
J’allais me noyer dans ces questionnements quand une voix s’est fait entendre. Était-ce un démon? Une apparition? Non, ce n’était que moi. Je m’étais mis à me parler à voix haute. Je me suis longuement raconté mes destinées possibles à la lueur des choix qui s’offraient à moi.
J’en ai eu pour des jours à me taper ce soliloque, déchiré entre la tentation du pouvoir et l’honneur de la vertu. Je me suis inventé mille dénouements. Pendant quelques jours, j’épousais la rectitude morale. Puis, les jours suivants, je me faisais l’avocat du diable et courtisais la puissance.
Finalement, j’ai opté pour la pérennité. Les civilisations passent, mais les idées restent. On se souvient des actions des hommes de pouvoir et des mots des hommes de justice. On connait encore les discours de Martin Luther King et les miens. Les conquêtes d’Attila et les massacres de Staline sont consignés à l’histoire, mais que retient-on de leurs pensées? En optant pour l’honneur, j’obtenais mon billet pour l’immortalité.
Arrivé au bout de mes provisions, j’en ai profité pour faire un petit jeûne de quelques jours.
Quand j’ai raconté cet épisode aux apôtres, j’ai dû me mêler dans mes descriptions. Ils ont raconté que j’avais passé 40 jours sans boire ni manger et que j’avais rencontré le diable et ses tentations. Évidemment, cela a fini dans des évangiles. Avoir su, j’aurais fait plus attention à ce que je leur disais. Heureusement, Jean s’est retenu d’entretenir le mythe. Il n’a rien écrit là-dessus.
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