Les deux réveils
David Baudemont
David Baudemont
David Baudemont est né en France et réside depuis plus de vingt-huit ans à Saskatoon. Artiste visuel, écrivain et dramaturge, il a écrit de nombreuses pièces de théâtre, romans jeunesse et essais. Il illustre lui-même ses ouvrages. Lauréat des Saskatchewan Book Awards et finaliste du prix Saint-Exupéry, ses livres ont un rayonnement international. En 2015, il a publié Lignes de Fuites, un essai sur le thème des Prairies illustré à l’encre et au fusain.
Extrait d’une pièce pour le théâtre d’objet
Personnages :
Réveil mécanique (RM) Vieux réveil à remontoir
Réveil électronique (RE) Prise de courant. Affichage lumineux.
Décor : Une chambre de célibataire. Mobilier moderne sans caractère. Lit et table de chevet. Les deux réveils sont côte à côte.
Il est quelle heure?
La nuit.
RE Il est quelle heure?
RM …! C’est toi qui me demandes ça?! Sur ton cadran, il est exactement 2:43.
RE C’est que…
RM Quoi?
RE Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne heure.
RM Toi, le réveil à quartz, tu doutes?
RE 2 :43,am ou pm?
RM pm
RE 2h43 de l’après-midi, ce n’est pas possible, il fait nuit.
RM Effectivement. Qu’est-ce que j’ai, moi?
RE Euh… Quatre heures moins le quart.
RM Du matin!
RE Je suppose…
Un temps
RE C’est inquiétant. Normalement, il rentre à 5h15 de l’après-midi.
RM Il aura eu un empêchement.
RE Ça ne lui ressemble pas. Est-ce qu’il lui serait arrivé quelque chose?
RM Un rendez-vous galant?
RE Ne dis pas de bêtises.
Un temps
RE Tout ça ne nous dit pas quelle heure il est.
RM Hm. La question n’est pas là. La question est : comment se fait-il que tu n’aies pas la bonne heure?
RE …
RM Je suis branché?
RE Oui.
Un temps
RE Avant-hier, il m’a emmené en voyage.
RM Je sais.
RE Il faisait froid.
RM Et?
RE Je ne sais pas, ma pile a peut-être gelé! En tous cas, j’ai dû m’arrêter un moment sans m’en rendre compte.
RM Possible, en effet.
RE …! Je t’annonce que je me suis arrêté pendant plusieurs heures, que mon quartz a cessé de me fournir mes pulsions électriques et c’est tout ce que ça te fait?!
RM Ça m’est arrivé plusieurs fois de m’arrêter et je suis toujours là.
RE Moi, c’est la première fois.
Un temps
RE J’aurais quand même dû remarquer quelque chose, non?
RM …
RE C’est comment quand on s’arrête?
RM C’est rien de spécial.
RE Qu’est-ce que tu veux dire :« Rien de spécial »?
RM Tu l’as dit toi-même, on ne le remarque même pas.
RE Est-ce qu’il fait noir en plein jour?
RM Non.
RE Quoi alors?
RM Rien, je te dis. Enfin… La première fois, on a un peu peur, on se dit merde, je ne sers plus à rien, je ne suis plus rien. On pense qu’on va finir à la poubelle et puis non, rien n’arrive. On attend. On a encore peur, mais c’est… reposant. On se dit que peut-être ça ne repartira jamais.
RE Vraiment, on pense ça? C’est… affreux!
Un temps
RM Non. Ça ne t’es jamais arrivé de désirer t’arrêter?
RE Non!
RM Pourtant ça a bien dû se passer un jour ou l’autre, comme pendant les pannes de courant?
RE J’ai une pile en backup
RM Ah oui, c’est vrai, j’oubliais
Un temps
RM Es-tu sûr qu’elle est encore chargée?
RE Tais-toi!
Un temps
RE Et lui?
RM Quoi, lui?
RE Quand tu t’es arrêté. Ça lui a fait quelque chose?
RM Il n’était pas là.
RE Ah bon?
RM J’appartenais à son père.
RE C’est vrai.
RM Il est passé à côté sans me voir. J’avais envie de lui dire « Eh, là! Je suis là! », ou « Attention, tu vas être en retard! » Mais comme je n’avais plus l’heure… Et puis de toute façon, mon alarme ne marchait plus alors comment aurais-je pu me faire entendre?
RE Comment se fait-il qu’il n’ait rien remarqué?
RM Il était ailleurs.
RE Ailleurs?
RM Perturbé. Son père venait de mourir.
RE Ah! Et comment était-Il?
RM Il n’était plus lui-même. Rien n’avait plus d’importance.
RE Il n’est pas allé au travail?
RM Non.
RE !
RM Je ne sais pas s’il se souvenait qu’il avait un travail.
RE A-t-Il été licencié?
RM Congédié? Non. Il s’est expliqué quelques jours plus tard.
RE Il ne lui ont rien reproché?
RM Si : « La prochaine fois, prévenez-nous! » Il leur a fait remarquer qu’il n’y aurait pas de prochaine fois vu qu’il n’avait qu’un père. « Oui, enfin, vous comprenez ce que nous voulons dire ». Il s’est excusé.
RE Ils auraient bien pu Le remplacer par un autre!
RM Je suppose que oui. Tout le monde finit un jour ou l’autre par être remplacé. Regarde, moi, par exemple…
Un temps
RE C’est moi qui t’ai remplacé?
RM Bien sûr. Tu ne t’en doutais pas?
RE Tu en es sûr?
Un temps
RE Mais non, tu te trompes, tu es arrivé après moi. Je m’en souviens bien. Il t’a sorti de sa poche et il t’a posé là.
RM Tu as peut-être raison. C’est que, quand je suis arrivé là, je n’étais plus vraiment un réveil, c’était toi qui lui donnais l’heure.
RE Pourtant, il continue quand même à te remonter tous les soirs.
RM C’est par sentimentalité. Je suis un héritage de son père.
RE Hm. À chaque fois qu’il te remonte, il pense à lui.
RM Je ne crois pas. Pas tous les soirs en tous cas.
Un temps. Gêne.
RE Dis…
RM Hm?
RE Ça va?
RM Très bien pourquoi?
RE Ça fait 7 minutes qu’on parle et ta grande aiguille n’a pas bougé.
RM Tiens, oui. Eh bien j’ai dû m’arrêter moi aussi.
RE Bon! Entre moi qui ne suis pas à l’heure et toi qui t’es arrêté, on fait la paire! Bref on ne sait absolument pas quelle heure il est!
RM C’est la nuit, quelque part entre 9h du soir et 6 h du matin
RE Quelle précision! Mais que va-t-il penser?!
RM …
RE Tu t’en fiches. Aucun de nous deux n’a la moindre idée de l’heure qu’il est et tu t’en fiches!
RM À vrai dire, oui. C’est ton boulot, pas le mien. En fait, depuis que tu es là, ça va beaucoup mieux!
RE Ah bon? Pourquoi?
RM Porter la mémoire de Son père et indiquer l’heure, c’était trop pour moi tout seul.
Fin de l’extrait
Illustration : David Baudemont