À ciel ouvert 9 - Automne 2022

Estelle Bonetto

La Voie lactée

Estelle Bonetto

Fiction2
Illustration: David Baudemont
Il était une fois,

au fin fond du Far West canadien,

dans une province au nom imprononçable,

une cavalière redoutable.

Stella était née de nulle part,

n’avait ni passé, ni avenir, ni famille.

Elle errait seule dans les plaines peuplées de bisons,

en quête d’aventure, de grands espaces et de solitude.

Avec pour seul compagnon, un cheval sauvage,

à la crinière ébouriffée,

au galop échevelé.

Stella n’avait ni foi, ni loi, ne respectant que le souffle du vent,

qui la portait là où bon lui semblait.

Du bout de son arc, les flèches filaient à toute vitesse

ne manquant jamais leur cible.

Elle abattait sans pudeur petits et gros gibiers, toujours par nécessité.

Elle prenait à la nature la vie des plus faibles pour assurer la survie des plus forts.

Parfois, il lui arrivait de faire escale dans un campement en prenant soin d’apporter un festin.

Jamais elle ne restait, jamais elle ne s’attachait.

Certains disaient que sa mère était une étoile filante, qui, dans sa course folle,

aurait laissé échapper sa précieuse progéniture.

Ce qui expliquerait, en partie, son refus de la civilisation, son errance éternelle.

Femme, cowgirl, rebelle, nomade, dissidente,

elle se plaisait à défier les interdits.

Coiffée d’un large chapeau qui la protégeait des aléas de la nature,

Chaussée de cuissardes cousues à la sueur de ses mains,

Armée de flèches et d’un arc desquels elle ne se séparait jamais,

elle était devenue inapprochable, intouchable, voire même redoutée.

Certains affirmaient qu’elle avait un don, une présence qui la rendait inhospitalière.

D’autres, en secret, l’admiraient, pour sa grande liberté, sa pureté d’âme, son authenticité.

Tous se demandaient s’il serait possible de la dompter, peut-être de la séduire.

Une femme allant seule sans cavalier intriguait les mœurs et les mégères.

 

Un jour qu’elle filait comme l’éclair à travers les plaines,

elle entendit une musique au loin, si attrayante qu’elle se sentit appelée.

Piquée d’intérêt, elle se rendit à vive allure là où semblait venir le son étrange.

Cependant, plus elle avançait, plus celui-ci semblait s’éloigner, perdre de son souffle.

Elle galopait à peine perdue depuis des heures lorsqu’une voix, soudain, retentit :

« Cesse de chercher et tu trouveras. »

Le cheval prit peur et se cambra si fortement que son amazone tomba sur le sol, inconsciente.

L’animal prit la fuite et ne fut jamais revu.

Ce sont pourtant des bruits de sabots qui réveillèrent Stella.

Son épaisse chevelure dorée masquait son visage et elle n’entrevoyait que quelques pattes de chevaux qui piétinaient.

Elle entendit des hommes parler entre eux et finalement, l’un d’entre eux sauta à terre.

D’une main, il tenta de relever la masse chevelue, mais reçut pour toute récompense un crachat en pleine figure.

L’homme, surpris, recula en s’essuyant le visage. Il entama un dialogue avec ses compatriotes. Si Stella ne comprenait pas les mots prononcés, l’intonation, elle, en révélait l’intention. La cavalière ne craignait pas pour sa vie, mais pour sa dignité. Cette impression de vulnérabilité la fit sortir de ses gonds. 

La colère avait redonné à Stella ses forces.

Un courant d’air chaud avait envahi son corps.

Une coulée de lave qui allait bientôt exploser.

Elle se redressa et se jeta sur l’homme qui avait osé la toucher. Un combat de titans s’ensuivit.

La tigresse à la tignasse mal peignée bondissait, les crocs prêts à croquer toute chair humaine exposée.

Ce n’était pas la première bête sauvage que l’homme rencontrait.

À la seule différence que d’ordinaire, celle-ci était recouverte de fourrure.

Il ne voulait pas blesser son adversaire, qui sous ses airs belliqueux, avait une beauté rebelle.

Les compagnons de l’homme finir par ligoter la furie et l’installèrent en travers d’un cheval pour revenir au galop à leur campement.

Malgré les ballottements, Stella continuait de se débattre, jusqu’à épuisement, s’était-elle dit, lorsque cette musique qui l’avait auparavant déroutée se mit à retentir de nouveau.

Une larme se lova au creux de ses yeux.

Jamais n’avait-elle entendu de sons plus apaisants, même le chant des oiseaux n’égalait cette mélodie.

Elle réalisa soudain que la musique devait provenir du campement indien où on la conduisait.

Elle cessa instantanément tout mouvement. Elle ne voulait pas perdre une seule goutte de ce nectar harmonieux.

Quand elle fut finalement déposée à terre, la musique avait cessé, mais elle savait qu’elle n’aurait de repos que lorsqu’elle aurait enfin trouvé la source de son émerveillement.

On détacha les liens qui avaient réussi à maîtriser la tempête qui s’était abattue sur l’homme innocent.

Somme toute un peu honteuse, Stella se releva pour constater que la tribu entière avait formé un cercle autour d’elle pour mieux l’observer.

La musique allait-elle la sauver de l’embarras?

Le cercle s’ouvrit soudain et elle put découvrir un vieil homme, agenouillé,

qui manipulait l’instrument dompteur d’âme.

Elle n’avait jamais rien vu d’aussi étonnant auparavant.

L’instrument semblait se plier aux volontés du musicien en ondulant.

Il dansait plus exactement avec une souplesse incroyable.

Les doigts de l’homme pianotaient à vive allure tandis que les plis de l’instrument se cambraient de contentement.

Un accordéon. Voilà le nom qui avait été donné à cette chose si simple et pourtant si puissante.

Stella se jeta aux pieds du musicien et le supplia de lui apprendre à en jouer.

Elle ne fit que cela pendant plusieurs semaines. Le goût de manger, de boire, de dormir, de vivre

s’était assoupi en elle pour réveiller l’ardeur du débutant, l’ivresse du novice.

Elle se donna corps et âme à son œuvre, si bien que le disciple devint le maître.

Un matin, elle sortit du tipi, les yeux cernés, et prit place au cœur du campement pour commencer à jouer.

L’accordéon était devenu un prolongement d’elle-même, une seconde peau lisse et rugueuse à la fois.

Son corps épousait avec sensualité les contours physiques et mélodieux pour se fondre en une danse, digne d’une transe.

Stella la solitaire avait trouvé le compagnon dont toute femme rêve.

Un être audacieux, imprévisible, truculent, mais ô combien aimant, chaleureux et courageux.

Elle jouait ainsi depuis quelques minutes lorsqu’on entendit au loin un vacarme implacable.

Toutes les têtes cherchaient dans l’horizon, la raison de ce branle-bas de combat.

Bientôt, un nuage de poussière épais comme la misère révéla le mystère.

Une horde de bisons que l’on aurait dits domptés fonçaient tête baissée.

La musique les avait aveuglément attirés comme un papillon de nuit happé par la lumière,

un nouveau-né gazouillant en entendant la voix de sa mère.

Frappé de stupeur, personne n’osa bouger un cil tandis que les animaux, maintenant au pas,

se rapprochaient avec ferveur.

À quelques mètres des notes enivrantes, ils s’agenouillèrent en signe de résignation.

Les bêtes colossales s’étaient inclinées devant la force tranquille de la musique.

Ce spectacle resterait à jamais gravé dans les mémoires.

 Un miracle, une musique, un mythe.

Le silence respectueux fut brisé par l’homme qui avait trouvé Stella, gisant, inconsciente, dans la solitude des plaines solitaires. Il poussa un cri strident tout en brandissant une flèche et se mit à effectuer une danse trépignante, accompagnant ses compatriotes à le rejoindre dans sa fougue furieuse.

Pourtant, le temps avait figé les mouvements et personne n’oscilla d’un cil. Stella jeta à l’homme un regard glacé qui trahissait ses pensées. Elle se sentait prête à l’affronter de nouveau pour l’empêcher de rompre la magie du moment.

Ce ne fut pas nécessaire, car l’homme, comprenant sans doute l’idiotie de son geste, recula pour s’évanouir dans la pénombre. Marqué au fer rouge par l’humiliation, il se dit qu’il ne pourrait jamais se résoudre à revenir et décida de se laissa mourir à défaut de pouvoir vivre, dans la dignité.

Ayant perçu la détresse dans les yeux de l’homme, Stella tenta de le retenir. Après tout, il lui avait sauvé la vie. Elle n’aurait sans doute pas survécu s’il n’était pas intervenu. Mais, l’homme, résolu, prit la fuite en n’emportant avec lui que la honte d’avoir fauté.

 

Le troupeau de bisons s’évapora aussi rapidement qu’il s’était formé.

Chacun retourna à ses occupations,

ne prononçant mot, par peur de briser le charme.

Le chef invita Stella au cœur de son tipi.

Un long silence fit prélude à une conversation sans mot pendant laquelle l’homme avait pourtant été on ne peut plus clair.

Stella partirait à l’aube avec l’instrument et ne remettrait plus les pieds dans la région.

Était-ce par crainte, par méfiance, peut-être même par jalousie qu’elle fut ainsi écartée du groupe? Stella ne s’en souciait guère, à vrai dire, elle en était même soulagée. La tribu aurait bien pu finalement décider de l’utiliser à des fins macabres, pour attirer les animaux vers une mort calculée et certaine, comme l’avait imaginé l’un des leurs un peu plus tôt. En son for intérieur, Stella savait très bien que d’autres desseins lui étaient réservés.

Cette nuit-là, ne pouvant fermer les yeux, Stella dansa pour oublier sa destinée esseulée.

Les aurores boréales lui servirent de cavaliers dans un ciel étoilé.

Les pieds noircis par la poussière, les muscles à bout de souffle, elle se laissa effondrée

sur la sécheresse du sol.

Un bison apparut dans les lueurs bleutées de la nuit noire.

-        Cesse de chercher et tu trouveras.

-        C’est toi? Toi qui m’as appelée?

-        Viens avec moi Stella, dit la bête.

Son accordéon en bandoulière, Stella sauta avec agilité sur le dos du colosse.

Elle se sentait libre comme l’eau qui serpente les ruisseaux. Des larmes de joie dévalaient les pentes de ses joues creusées par la poussière et le vent. Des bribes de rire s’échappaient de sa gorge. Elle avait retrouvé la petite fille qui sommeillait en elle depuis des décennies, prisonnière d’une vie rigide et solitaire.

- Où allons-nous? Lança-t-elle au bison qui filait à vive allure.

- Nulle part et partout, répondit l’animal.

Stella fut tentée un instant de poursuivre son interrogatoire, mais elle se reprit, pensant qu’il valait mieux profiter de l’instant présent plutôt que d'interroger l’avenir en quête de réponses inutiles.

Elle finit par s’endormir dans le creux moelleux de la fourrure épaisse. À son réveil, elle fut surprise de constater que des milliers, peut-être des millions de bisons étaient rassemblés dans la vallée. Ils attendaient. Sans la moindre hésitation, elle sauta à terre et se mit à jouer de son instrument fétiche.

Tous les animaux présents s’agenouillèrent en prière. Elle joua ainsi de longues heures sans s’épuiser. Tout d’un coup, le bison qui l’avait conduite jusque-là, s’avança vers elle et lui dit :

-        Tu as trouvé Stella, ta voie, ta destinée. Conduis-nous vers notre délivrance.

-        Quelle délivrance? Êtes-vous en danger?

-        L’extinction nous guette. Nous ne sommes plus les maîtres des plaines. L’homme a pris d’assaut nos terres et nos repères.

-        Très bien. Nous partirons demain à l’aube.

En signe de reconnaissance, le bison poussa un beuglement qui vint déchirer le silence de la nuit. Le troupeau entier se joignit à lui dans un fracas fraternel où fierté et espoir s’entremêlèrent jusqu’aux petites heures du matin.

Une fine ligne dorée fit son apparition dans le firmament. Un soleil naissant, signe qu’il était temps de rassembler les troupes et d’entreprendre le pèlerinage. Une fébrilité flottait en filigrane, personne ne sachant exactement quelle allait être l’issue de ce grand voyage.

Aux premières notes de l’accordéon, tous se mirent en position.

Le ballet de bisons avait pris son envol. Les bêtes avançaient, au rythme de la musique, leur muse.

La terre tremblait sous leurs pas cadencés, si bien qu’à des centaines de kilomètres à la ronde, on crut à un tremblement terrestre. Tous les êtres vivants se tapirent, terrassés de peur, dans leur terrier, leur taverne ou leur tipi.

À la tête de la procession, Stella marchait pieds nus, emportée par les mouvements de son instrument.

Elle sentait la fin approcher, n’ayant aucune crainte ou appréhension, elle dansait, dans l’insouciance du moment présent.

Le temps n’avait ni début, ni fin. Il défilait de manière intemporelle.

Tout à coup, l’accordéon cessa de jouer. La parade resta paralysée, mobilisée malgré l’impossibilité de bouger.

Au bout de ce qui semblait être une éternité, une voix se fit entendre.

-        Venez à moi mes chers enfants.

Stella reconnut cette intonation douce et onctueuse. Elle croyait l’avoir entendue auparavant, mais où et quand? Elle n’avait aucun souvenir de son enfance, elle pensait d’ailleurs n’avoir jamais été enfant.

La voix se fit plus insistante.

-        Stella, viens dans mes bras, tu brilleras à mes côtés.

Était-ce un mirage mirobolant, une illusion éphémère? Stella tendit la main vers le ciel laiteux pour y trouver une caresse crémeuse, douce comme du satin. Le firmament se fendit en deux invitant en son sein sa progéniture égarée. Stella redevint l’étoile qu’elle avait toujours été, qu’elle serait à tout jamais.

Les bisons la suivirent dans son sillon. Un à un, ils s’évaporèrent dans la nuit noire pour rejoindre la galaxie généreuse. Jamais, ils ne remirent sabots  sur terre. On peut parfois les apercevoir galopants dans la traînée lactée qui leur sert désormais de mère nourricière. Ils sont ici et nulle part. Ils ne sont pas exterminés, ils sont éternisés.

Stella brille de tous ses feux, tantôt filante, montante, ou étincelante, elle ne cesse de surprendre, de se renouveler et de nous faire rêver.

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Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :
Jeffrey Klassen, Marie-Diane Clarke, Henri Biahé, Jean-Pierre Picard, Mychèle Fortin

Auteur·e·s :

  • Mamadou Bah
  • David Baudemont
  • Estelle  Bonetto
  • Michael Bowden
  • Marie-Diane Clarke
  • Rémi Labrecque
  • Yvette Nolan

Illustration de la page couverture: 
Marylène Portaneri

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

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