À ciel ouvert - 8

Jean-Pierre Picard
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Le grand barrage

Jean-Pierre Picard

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Illustration: David Baudemont
À défaut d’être aimé, Henri était respecté de tous les castors. Sa supériorité ne laissait aucun doute. On n’avait qu’à regarder son barrage pour comprendre qu’il était plus doué que les autres.

D’une taille dominante, le dernier barrage d’Henri était particulièrement ingénieux dans la façon dont il tirait avantage des aspérités naturelles des rives du ruisseau. Un arbre foudroyé et tombé entre deux rochers servait de point d’appui à toute la structure. Henri expérimentait continuellement de nouvelles façons de construire, assemblant, démontant et recommençant. 

- « Je cherche la technique parfaite », disait-il.

Les castors le visitaient souvent, histoire de jeter un coup d’œil au barrage. Il n’était pas question de le visiter par pure amitié. Son ambition arrogante rendait sa compagnie peu agréable. Mais tous le respectaient!

À l’autre extrémité de la vallée vivait Ivan. Son barrage, tout comme sa personnalité, était aux antipodes de celui d’Henri. Il était plus petit et, bien qu’efficace, il faisait un peu broche à foin. Aucun défaut apparent... C’était uniquement une impression qui s’en dégageait. Ivan était plutôt du type rêveur, travailleur à ses heures par nécessité. Terminer un projet lui demandait beaucoup d’effort donc de temps.

On ne pouvait lui reprocher d’avoir laissé quoi que ce soit d’inachevé, car chaque jour, il travaillait un peu, parfois seulement quelques secondes, sur les multiples projets dont il s’entourait.

Il avait découvert un passe-temps amusant, mais qui agaçait profondément les autres castors. Le soir, il s’asseyait près d’un arbre creux et martelait le tronc avec sa queue. Il écoutait la note voyager, puis rebondir sur la montagne pour revenir. Il composait ainsi des duos avec l’écho.

- « Comment peut-il perdre tant de temps à ces futilités,» marmonnait Henri, occupé à défaire un coin de barrage pour le reconstruire encore plus beau et plus solide.

****

Un automne, la rumeur courait qu’Henri préparait quelque chose de spécial. Il convoqua tous les castors de la vallée à une réunion extraordinaire. Dès qu’ils furent arrivés, il prit la parole sans préambule : 

- « Depuis des centaines d’années et peut-être même des milliers, nous vivons de la même façon, nous habitons les mêmes maisons, nous construisons les mêmes barrages. Même les miens, malgré l’utilisation de techniques audacieuses, sont finalement conventionnels. 

Il est maintenant temps d’évoluer. Nous sommes les animaux les plus intelligents de la terre, et cette intelligence n’est pas là pour être gaspillée en de vaines futilités. »

Il jeta un coup d’oeil ironique dans la direction d’Ivan. Quelques castors approuvèrent discrètement d’un léger ricanement complice. 

- « Depuis quelque temps je mûris un projet qui devrait nous permettre d’améliorer considérablement notre qualité de vie. Cela fait déjà plusieurs saisons que j’expérimente différentes techniques de construction de barrages, et j’en suis arrivé à la conclusion que nous perdons beaucoup d’énergie à construire de petits barrages individuels. Nous pourrions unir nos efforts pour construire un immense barrage qui pourrait subvenir à tous nos besoins. »

- « Mais il n’y a pas de ruisseaux assez grands pour un tel barrage », dit Bertrand.

- « Mais qui vous parle de ruisseau? » répondit Henri. « Nous allons construire ce barrage sur la rivière Saskatchewan de l’autre côté de la vallée. »

Des murmures inquiets accueillirent ces derniers mots.

- « La rivière est beaucoup trop grande... » disaient les uns.

- « Nous ne pourrons jamais... » disaient les autres.

Henri les coupa net:

- « Faites-moi confiance. Il faut cesser de nous sous-estimer. Nous avons le savoir, les connaissances pour réaliser de grandes choses. Il ne nous reste plus qu’à mettre nos efforts en commun et à travailler avec détermination. 

J’ai un plan! Dans quelques jours, la rivière sera à son plus bas. Nous allons en profiter pour couper quelques gros arbres, près d’un endroit stratégique que j’ai choisi. Les rochers vont les retenir. Puis nous allons couper tous les arbres sur les rives en remontant le courant. Grâce à la crue du printemps, ces arbres vont descendre le courant et s’arrêter sur ceux que nous allons jeter sur les rochers. Ensuite nous attendrons que l’eau redescende en automne et il sera facile alors de colmater le barrage. » 

Henri avait l’air si sûr de lui, que les autres ne songèrent même pas à mettre son plan en doute. 

- « Nous aurons le plus gros et le plus beau barrage de tous les castors du monde. Ils nous regarderont avec admiration et nous demanderont même de leur enseigner notre art. » 

- « Mais pourquoi? » demanda Ivan. « Nous vivons bien, ainsi. » Plusieurs se tournèrent vers lui estomaqués. Visiblement il n’avait rien compris à l’ampleur et à la noblesse du projet.

- « Nous devons progresser », reprit Henri de plus belle. « Les traditions ne sont pas là pour être répétées à l’infini, mais pour nous inspirer à emprunter de nouvelles routes. Le passé ne doit pas être un poids qui nous retient. L’avenir appartient à ceux qui marchent vers lui, » rétorqua Henri.

Le projet semblait si beau que tous les castors se laissèrent convaincre. Même Ivan accepta de participer au projet, du moins au début. 

Au terme de la sécheresse estivale, la tribu au grand complet convergea sur le site choisi. Ils arrivèrent de tous les coins de la vallée. Ils coupèrent pendant plusieurs jours des arbres sous la direction d’Henri. Les premiers s’accrochèrent aux rochers près de la rive comme prévu, et les autres restèrent sur les berges asséchées de la rivière. 

Au printemps, une fois les arbres soulevés par la crue des eaux, les castors nagèrent en groupe pour les pousser vers les arbres agrippés aux rochers. L’automne suivant ils retournèrent sur le site pour colmater le barrage.

Les castors furent épatés de voir à quel point tout allait à merveille. Après la crue du printemps suivant, ils apportèrent les dernières retouches. Le barrage était magnifique tant par ses dimensions que par l’élégance et la force qui s’en dégageaient. À la fin de l’été, tous les castors avaient installé leur domicile sur la rivière et les petits barrages des ruisseaux furent abandonnés.

Les castors vivaient heureux dans ce grand lac créé par la rivière. Ivan, cependant, ne semblait pas partager l’enthousiasme de ses semblables. Il devait toujours s’éloigner de chez lui pour faire de la musique sans déranger les autres. Après quelques saisons, Ivan et sa famille quittèrent le grand barrage pour retourner vivre sur leur petit ruisseau.

Henri répétait souvent avec fierté: « Vous voyez que l’entretien d’un seul grand barrage demande moins de temps et d’effort que de s’occuper d’une foule de petits. »

Les castors disposaient, en effet, de plus de temps libre qu’auparavant. Au début ils ne savaient pas trop comment utiliser toutes ces heures maintenant disponibles. Quelques-uns, même, commençaient à se plaindre qu’ils s’ennuyaient. Et surtout, ils devaient toujours couper des arbres pour user leurs dents. Car les dents d’un castor ne cessent jamais de pousser. Et ces arbres ne servaient à rien.

Henri sentait le désarroi s’emparer des castors, malgré la grande fierté que leur procurait leur monument. Et de plus, ils étaient nombreux à dire qu’il fallait faire quelque chose avec tous ces arbres coupés. Henri conçut alors un plan pour agrandir le barrage. 

Les castors se joignirent fébrilement aux travaux d’expansion, heureux de trouver une façon utile d’occuper leur temps. 

***

Pendant plusieurs générations, presque tous les castors de la vallée vécurent dans l’immense lac créé par le grand barrage, tout en continuant de l’agrandir. Ils ne fréquentaient presque jamais les descendants d’Ivan qui habitaient toujours près des ruisseaux. 

Mort depuis longtemps, Henri était devenu une légende alors qu’Ivan avait sombré dans l’oubli.

Puis un jour, les castors organisèrent une grande fête au sommet du barrage, qui avait atteint une taille colossale. Alors que tous célébraient, ils sentirent un tremblement, imperceptible d’abord puis de plus en plus fort. Les castors se regardèrent inquiets, puis tous en même temps ils se mirent à courir en tous sens, mais il était trop tard. Dans un terrible grondement, le barrage, devenu trop lourd pour les fondations vieilles de plusieurs décennies, s’effondra. 

Les débris furent rapidement dispersés par le courant de la rivière enfin libérée qui déferla avec fureur dans la vallée. 

Une fois le choc initial passé, les survivants évaluèrent la situation. Près du tiers d’entre eux avaient péri et plus un seul n’avait un toit pour se loger. De plus, il n’y avait plus assez d’arbres le long de la rivière pour reconstruire un barrage pouvant joindre les deux rives. Des générations de construction avaient fait disparaître la forêt des berges. De toute façon, ils avaient tous oublié comment jeter les bases d’un nouveau barrage. Ce savoir était mort avec la génération d’Henri. 

*****

Après leur journée de travail, les descendants d’Ivan s’étaient installés autour d’un vieux tronc creux pour faire de la musique, comme le faisait leur ancêtre tous les soirs. Ils s’arrêtèrent net quand ils virent une procession de castors arriver par le sentier. Tous les survivants du grand barrage étaient là.

L’un des survivants s’approcha du vieux Amédé, l’arrière-petit-fils d’Ivan.

- « Notre barrage a été détruit,» dit-il simplement.

Les descendants d’Ivan se firent un plaisir de les héberger et, fiers de leurs connaissances préservées, ils les aidèrent à se construire de nouvelles demeures le long des ruisseaux. Ils leur montrèrent également l’art d’utiliser leur queue sur des troncs d’arbres pour faire de la musique.

En l’espace d’une saison, assez de barrages furent construits pour que les castors puissent passer l’hiver à l’abri des intempéries.

****

Aujourd’hui il ne reste rien du Grand barrage, sauf un vieux morceau d’arbre qui se trouvait tout au bas de la structure et que les anciens ont préservé. On prétend que les traces de dents qu’on y voit seraient un vestige du travail d’Henri. 

Aux jeunes castors, on raconte l’histoire du Grand barrage tout en les mettant en garde contre la folie d’une telle entreprise. Mais à la vue de la taille de l’arbre auquel Henri s’était attaqué, leur regard exprime un mélange de crainte et de respect au-delà de la raison.

- « Il faut faire disparaître ce vieux tronc, » disent les anciens. « Il pourrait inspirer nos jeunes à s’engager sur une voie dangereuse. » 

« Non! » Rétorquent les jeunes descendants d’Henri. « Il fait partie de notre histoire. »

Aujourd’hui, des groupes de jeunes castors se rendent de plus en plus fréquemment sur le site du Grand barrage. Certains prétendent que la destruction du barrage aurait pu être évitée si les fondations avaient été conçues dès le départ pour soutenir un tel poids. 

« Avec le temps, les arbres sur les berges de la rivière finiront par atteindre des tailles respectables et rien n’empêchera les castors de reprendre le rêve d’Henri ». Le vieux Amédé soupire en entendant ces propos sortir de la bouche de son fils. Il espère tout simplement que les castors n’oublieront jamais l’art de jouer de la musique avec leur queue.

 

 

 

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Comité de rédaction :
Jeffrey Klassen, Marie-Diane Clarke, Henri Biahé, David Baudemont, Jean-Pierre Picard, Mychèle Fortin

Auteurs :

  • David Baudemont 
  • Madeleine Blais-Dahlem
  • Marie-Diane Clarke
  • Michel Clément
  • Mychèle Fortin
  • Ousmane Ilbo Mahamane
  • Marie-Andrée Nantel
  • Sharon Pulvermacher
  • Jocelyne Verret

Illustrations :

  • David Baudemont
  • Madeleine Blais-Dahlem
  • Aelwen Clément
  • Marylène Portaneri
  • Sharon Pulvermacher

Mise en page du numéro pdf et mise en ligne : Jean-Pierre Picard

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