Grande tante Lucie
Joëlle Boily (Colombie-Britannique)
Se nourrissant de pulsions de mort, Grande Tante Lucie ne goûtait pleinement l’existence qu’en la soustrayant à autrui. Elle avait développé une méthode sans faille pour assouvir ses envies : elle travaillait comme préposée aux bénéficiaires dans un centre pour personnes âgées. Dans cet institut habité de fantômes, personne ne portait attention à ses rancœurs.
Au début, c’est en toute innocence que Grande Tante Lucie avait commencé à travailler au Centre de l’Éveil. Elle espérait y venir en aide à son prochain et adoucir les derniers jours des moribonds. Mais rapidement, elle avait perdu pied dans l’infranchissable fossé entre les espérances et la réalité. Quelques heures à l’Éveil avaient suffi à démontrer le caractère irascible de certains pensionnaires et l’odieux de la tâche de préposée. Chaque couche débordante d’excréments, chaque moment d’impuissance face aux piètres conditions de vie des pensionnaires, chaque insulte ravalée, chaque regard méprisant du médecin érodaient son envie d’aider son prochain. La première semaine passée sous l’uniforme avait corrodé les bonnes intentions de Grande Tante Lucie.
Cherchant à tromper sa déception, Grande Tante Lucie envisagea de découper le visage des vieux à l’aide d’un discret scalpel de poche. Couturière de formation, Grande Tante Lucie éprouvait un vif plaisir à manier des outils tranchants. Plutôt que de se préoccuper des casse-têtes du quotidien, elle allait concevoir un minutieux collage pour recréer le visage parfait. Elle confectionnerait la plus rarissime des courtepointes.
Mais elle devinait que le collage était trop risqué comme loisir. Elle se ferait prendre le scalpel dans le sac avant de terminer son œuvre. Non, elle devait trouver un autre moyen de se garder motivée au travail. Un soir, en écoutant les nouvelles sur le vieux poste radio, Grande Tante Lucie découvrit sa nouvelle distraction : les injections d’insuline. Ces dernières constituaient l’arme parfaite, car elles ne requéraient pas de prescription et étaient difficilement détectables dans le sang. Des victimes parfaites se trouvaient à portée de seringue : âmes en déclin, ombres de vie, enveloppes chiffonnées traînant leurs pantoufles, des malades dont la fin est sinon espérée, du moins anticipée par leurs proches. C’est connu; le décès d’un moribond n’éveille aucun soupçon. Au contraire, il soulage les portefeuilles et libère une chambre. En fait, tout le monde y gagne. Sauf les détectives privés qui n’obtiennent pas de contrat d’enquête post-mortem.
Chaque parole brusque, chaque mouvement meurtrissant son corps, chaque heure supplémentaire, chaque pudding mal figé, chaque commentaire misogyne et chaque maudite activité de célébration dans la salle communautaire ajoutait une pierre au mur d’amertume de Grande Tante Lucie. Les blessures s'accumulaient dans le baluchon du petit chaperon rouge vengeur jusqu’à l’heure où le grand méchant loup se dévoilerait. En glissant le contrôleur glycémique sous l’épiderme de ses patients, Grande Tante Lucie trouvait place à la droite du Seigneur, jugeait les péchés avec Saint-Pierre et libérait les âmes.
Le décès n’était pas immédiat. Une suite d’injections augmentait progressivement le niveau d’empoisonnement du patient et son état général se dégradait jusqu’à ce qu’il sombre dans un coma profond. Les pupilles se dilataient, le visage pâlissait, la respiration s’amplifiait… des signes typiques d’un vieux qui fait une sieste. Sherlock est bouche bée, rien pour écrire à sa mère, pas d’indice à colliger.
Atteints d’une neuropathie végétative quasi permanente lorsqu’ils surdosent, les vieux diabétiques ne présentent pas les mêmes symptômes qu’une fleur de l’âge. Habitué à naviguer les eaux sucrées du coma, leur corps usé, prêt à partir, a depuis belle lurette désactivé les signaux d’alarme. Le système ne se donne plus la peine de déclencher une alerte lorsque le chaudron déborde; il préfère alimenter le brasier et se laisser partir en expulsant une dernière selle. En bref, l’apathie réactionnelle de ses clients facilite grandement le travail d’ange de la mort. Il n’y a pas de risque qu’ils s’agitent, se mettent à danser un set carré ou dénoncent l’apport intraveineux qui leur est administré. L’indolence a depuis bien longtemps engourdi leurs mécanismes protecteurs, et les surdoses ne déclenchent aucune réaction suspecte. Les injections ne sont pas plus suspectes que lorsque M. Delagloire ingère un Jello supplémentaire à l’heure du lunch, gelée chipée à mademoiselle Francdû, et que l’excédent de sucre raffiné lui fait temporairement produire de petites bulles aux coins des lèvres. Un petit mercredi après-midi tranquille au Centre de l’Éveil. Rien à signaler.
Grande Tante Lucie avait envisagé d’étendre les vieux dans la baignoire avant de leur administrer l’injection du dernier grand voyage, afin de minimiser l’étalement de leurs déjections post-mortem. Mais il lui aurait fallu une paire de bras complices pour trainer les corps vers leur cercueil de fonte. De plus, ce schème récurrent aurait, soulevé des sourcils et orienté le projecteur vers ses méfaits meurtriers. Elle devrait donc se contraindre à frotter les tapis souillés de merde, munie d’un sourire oblique généré par l’endorphine post-coïtal.
L’administration d’injections mortelles lui donnait une raison d’être, elle devenait l’alliée du créateur en abrégeant les souffrances. Elle prenait le contrôle plutôt que d’être la molle victime d’une vie délayée et ennuyante.
Son existence morose lui avait rarement offert des moments comparables à l’explosion d’adrénaline qui possédait son corps lorsqu’elle retirait la vie à un vieillard encombrant. Les semaines suivant la perpétration du crime, les insultes des pensionnaires et des professionnels lui coulaient sur le dos comme sur un sac Ziploc non troué. Elle pouvait maintenir un sourire à travers les monts et marées de corvées ingrates. Grande Tante Lucie ne s’était jamais sentie aussi vivante qu’en administrant la mort. Investie d’un pouvoir, d’une mission divine, elle sélectionnait les corps prêts à enrichir le compost du jardin de Dieu.
Inévitablement, la fébrilité succédant se soumit à la découverte gravitationnelle de Guillaume Tell et retomba à plat. Ou même encore plus bas qu’elle ne l’était avant le meurtre. Demandez à n’importe quel résident du trottoir; les montagnes russes d’adrénaline épuisent le corps et l’esprit, au point où ça ne prend pas beaucoup de hit avant de ne plus avoir l’élan nécessaire pour faire un tour de manège.
Mais Grande Tante Lucie en voulait plus, toujours plus. Elle était possédée du désir viscéral de reproduire ce moment de lubricité où l’aiguille s’introduit dans la veine en brisant la ronde des atomes épidermiques se tenant la main. L’insuline qui s’immerge dans le sang, les muscles qui se tendent imperceptiblement avant le relâchement final et la dernière goutte de sang qui vient offrir un bouquet de tulipes rouges lorsqu’elle retire l’aiguille. Malheureusement pour Grande Tante Lucie, la jouissance diminue avec la répétition.
Quelques temps après le crime, immanquablement, la grisaille d’une existence à consistance de mousse de savon-à-vaisselle-arôme-fleurs-des-champs reprenait le dessus, tel le vert-de-gris engloutissant une batterie oubliée dans ton baladeur jaune. L’adrénaline cédant la place à la banalité du quotidien, Grande Tante Lucie se voyait contrainte d’accélérer l'enchaînement des crimes. Elle devait demeurer prudente afin que son portrait ne se retrouve pas en page couverture du magazine Allo-Police. Elle passa un été à osciller entre cette envie viscérale de tuer et la crainte d’être prosécutée par un système de justice à la moelle nécrosée.
Telle une junkie au bout de son aiguille, Grande Tante Lucie cherchait des hits de plus en plus forts alors qu’ils duraient de moins en moins longtemps. Lorsque l’aiguille traversa l’épiderme de M. Cloutier, vieille créature jaunie dont les dents avaient préféré l’exil, la pupille de Lucie ne se dilata pas. Son rythme cardiaque demeura le même. Sa bouche ne vécut pas de carence salivaire. Pas de frisson sur son épiderme. Aucun éveil des sens. Nada. Pu de fun pantoute. Le crime était devenu partie intégrante de la routine, un fardeau. La dispensation de la dernière heure ne suffisait plus à combler l’insignifiance de sa propre personne. Chaque fois qu’elle se retournait, la morosité l’attendait dans le cadre de porte, de l’écume bordant sa mâchoire avide. Grande Tante Lucie n’avait plus de lanterne pour éclairer sa vie de grain de sable coincé entre deux orteils.
Elle n’était pas le genre d’humain dont la planète avait envie. Son terrier n’avait pas été clairement identifié à sa naissance. Malgré tous les costumes revêtus, les caméléons la pointent du doigt. Des fois, elle avait envie de donner un coup de pied dans la porte et de ne pas s’excuser après.
Grande Tante Lucie s’esquinte à dessiner des sourires, à emprunter des émotions, à recréer des contextes, mais la comédie l’épuise et finit inévitablement par sonner faux. Il lui arrive de plus en plus couramment de manquer de petit change. Son maquillage craque. Elle redoute le moment où le cerne de son cœur apparaîtra en plein jour et dénoncera sa différence, son mal-être, son envie d’autrement. Une sensation pire qu’un premier jour de classe sans pantalons.
N’éprouvant plus de félicité à s’extirper du lit le matin, non plus qu’à octroyer le repos éternel à des vieillards, Grande Tante Lucie tira la chasse d’eau de ses belles années et se rendit à la police.
Son seul espoir était que ses collègues de cellule manifestent de l’empathie envers sa mission d’éveil. Comme elle l’expliqua au juge, elle n’était que l’instrument du Tout-Puissant, exécutant sa volonté en soulageant les vieillards du fardeau de vivre.
Soixante-huit jours après son incarcération, on retrouva Grande Tante Lucie au fond de la cour du pénitencier, l’estomac troué par neuf fourchettes taillées dans des cuillères à soupe. La grande perforeuse perforée. Ses atomes s’étaient lâché la main.
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