À ciel ouvert 11 — Automne 2023 / hiver 2024

Paul Ruban

Aérosol

Paul Ruban

I
 

Lorsque sa femme lui demanda pourquoi ses doigts étaient bariolés de couleurs, Manuel secoua vite l’arbre dans sa tête pour y faire tomber le premier mensonge :

– J’avais une présentation au boulot aujourd’hui. Genre mind map, sur un gros rouleau de papier à chevalet. J’ai utilisé une tonne de marqueurs.

Il accentua le mot « tonne », le traînant en longueur, comme pour justifier l’arc-en-ciel qui avait éclaboussé ses mains. Il les tenait devant lui, à paumes ouvertes. On aurait dit un assassin repenti, maculé de sang.

Aussi subtils fussent-ils, son regard fuyant et son petit coin de sourire le trahirent, et Linda reconnut en ce langage corporel l’une des preuves flagrantes que Châtelaine avait dressées dans un article qu’elle avait lu le mois précédent chez le dentiste, intitulé « Dix signes que votre mec vous trompe ».

Ses yeux s’embrumèrent, même si elle s’était juré de dompter ses émotions.

– T’es un mauvais menteur, fit-elle doucement. Tu l’as emmenée à une autre soirée peinture, comme la dernière fois ? Faudrait penser à varier un peu le répertoire, coco. Elle va s’ennuyer sinon.

– ‘Coute. Ça fait mille fois que je te dis qu’il n’y a personne, mille fois que tu ne veux pas me croire. Je te donne mon portable, mes mots de passe… Qu’est-ce que tu veux de plus, tabarnak ! ?

La gifle qu’elle lui assena avait beau claquer comme un fouet, c’est à peine s’il cilla. 

II

Ping. Au-dessus des portes de l’ascenseur, le triangle vert s’alluma.

Lumineux petit symbole de libération. Manuel sentit en lui la même poussée d’endorphines qui le traversait, de façon pavlovienne, chaque jour à la même heure.

Les portes s’ouvrirent. Manuel joua des coudes pour se frayer une petite place dans la forêt de costards-cravates dont il faisait partie. Il pencha la tête par en arrière, soupira, laissant le plafond cuivré lui renvoyer son visage, hagard, détaché de ce tapis de crânes vus de haut.

Lorsque les portes se refermèrent, les corps les plus exposés se replièrent en masse, à la manière d’une méduse géante qui se contracte. L’onde provoqua une petite bousculade, et au cœur du remous un bras fit tomber la mallette que Manuel tenait à la main. Elle s’écrasa au sol avec fracas, s’ouvrit brusquement et laissa choir son contenu, une demi-douzaine de bombes de peinture aérosol.

Pas un bruit, à part le ricochet métallique de billes dans leurs cylindres.

Manuel sentit une mitraillade de regards glacés et de sourires narquois se poser sur lui.

Il entendit la voix railleuse d’un collègue, depuis l’autre coin de l’ascenseur.

– Banquier de jour, Bansky de nuit ? Hein Manny ! ?

On avait démasqué un intrus, une poule bouffonne dans un terrier de renards. 

III

Aux lueurs du crépuscule, Manuel enclenchait sa routine.

En face de la gare du train de banlieue, dans la toilette d’un Tim Hortons : se changer en jeans et un vieux hoodie troué. Commander un beigne crème Boston, si faim il y a. Traverser la rue. Longer la clôture qui bordait la voie de service. Dépasser le passage à niveau. Continuer à marcher jusqu’à la courbe dans la voie, un angle mort où personne ne pourrait le voir. Là, lancer sa mallette de l’autre côté et ramper à plat ventre à travers une petite brèche dans la barrière. Marcher encore un peu plus loin, jusqu’au tunnel.

Ce n’est que lorsque l’obscurité souterraine l’avait complètement avalé, que Manuel mit son masque respiratoire et se permit d’éclairer ses pas à la lumière de son portable. Quand il arriva au pan de mur recherché, il posa sa mallette. Il y sortit les bombes de peinture, les secoua, et reprit le travail qu’il avait laissé le soir précédent, une fresque débordante de couleurs inspirée de la Vénus de Botticelli. Au loin, deux autres graffiteurs le saluèrent en silence, d’un petit hochement de tête.

Manuel glissa ses écouteurs dans ses oreilles. Le rythme de la musique nourrit le rythme de travail, donnant vie à de grands mouvements de bras, fluides et gracieux. Il reculait parfois, en plein milieu de la voie ferrée, pour se donner une perspective d’ensemble de son œuvre, tout en sachant se cacher en boule dans une alcôve à proximité, lorsqu’il apercevait des rais de phares du coin de l’œil.

Conscient de ce temps précieux seul avec son art Manuel travaillait d’arrache-pied. Il y avait quelque chose de mystique dans la ferveur qui bouillait dans ses veines, et plus le temps passait, plus le taggueur sombrait dans une transe déchaînée. C’est en se perdant dans les éclats de la chevelure de la Vénus, dorée, ondoyante, que de fines particules de peinture jaune et blanche l’ensevelirent tout entier, jusqu’à le baigner d’une lumière aveuglante.


Paul Ruban

Paul Ruban

Né à Winnipeg, Paul Ruban a grandi à Ottawa. On peut lire ses nouvelles et poèmes dans diverses revues et anthologies. Son premier recueil de nouvelles, Crevaison en corbillard (Flammarion Québec), s'est vu décerner le prix Trillium 2020.

Imprimer
5473
Séduction à Vancouver
RAFA-ACO-10-2023

No content

A problem occurred while loading content.

Créations

Textes lauréats du CCLONC 2024 Textes lauréats du CCLONC 2024

À ciel ouvert a le plaisir de vous offrir les textes primés lors de la 2e édition du  Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens dont le thème était Déchirures(s).

L’improbable rédemption du poète L’improbable rédemption du poète

Courte nouvelle d'une jeune autrice en résidence d'écriture qui fait la rencontre d'un de ses futurs personnages pour se rendre compte qu'il est aussi le personnage d'un autre auteur à une autre époque, Pierre Lardon, qui a des crimes à faire pardonner. 

Bref, la fuite Bref, la fuite

Dans ce récit disloqué, les pensées humanistes d’une physicienne forcée de quitter son pays la soutiennent jusqu’au bout de la fuite.

depuis la garde du matin depuis la garde du matin

Troisième extrait sous un 3e titre d'un recueil en construction. Journal poétique inspiré du Livre des Psaumes en haïkus/haïbuns. Comment faire l'expérience du Psautier par le moyen de la poésie contemporaine.

Arc-en-noir Arc-en-noir

Une relance contemporaine du style Beatnik, le poème Arc-en-noir donne voix aux désirs, pensées non-filtré et conflits interne d'un homme indigiqueer du Manitoba.

Séjour dans le désert Séjour dans le désert

Extrait du roman en chantier Jésus de Nicolet. Le narrateur, Jésus de Nicolet, raconte les souvenirs de ses vies antérieures, dont celle de Jésus de Nazareth, à son voisin de siège lors d’un voyage en train de Toronto à Vancouver. 

Mon corps pour tout royaume Mon corps pour tout royaume

Récit poétique de la quête d'une femme afrodescendante dans un processus de décolonisation du corps et de l'esprit. Ses pas la mènent sur les terres méconnues du Nord canadien. Lorsqu'on est née d'exil, on a le corps pour tout royaume.

Scènes de métro Scènes de métro

Réflexions inspirées par des moments vécus dans diverses stations de métro montréalaises. 

Un village détruit Un village détruit

Représentation imaginaire et poétique de la destruction du village métis de Sainte-Madeleine au Manitoba dont il ne reste que le cimetière. Aucun chemin ne s'y rend et il faut passer par un paturage communautaire très peu carossable pour le rejoindre. 

Viande hachée, à feu moyen Viande hachée, à feu moyen

Une femme célibataire et solitaire prépare un repas spécial à l'occasion du retour d'une ancienne flamme. Le processus la mène à réfléchir à ses habitudes, ses besoins et ses désirs.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

  

À ciel ouvert numéro 11

Téléchargez gratuitement la version PDF du numéro 11 d'À ciel ouvert.

Bonne lecture!


 

Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :

  • Madeleine Blais-Dahlem
  • Marie-Diane Clarke
  • Tania Duclos
  • Mychèle Fortin
  • Lyne Gareau
  • Jeffrey Klassen
  • Jean-Pierre Picard

Auteur·e·s :

  • Émanuel Dubbeldam
  • Mychèle Fortin
  • Margot Joli
  • Murielle Jassinthe
  • Jean-Pierre Picard
  • Eric Plamondon
  • Laurent Poliquin
  • Sébastien Rock
  • Gisèle Villeneuve

Artiste invité :
Michel Saint Hilaire

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

Merci à l’Association des auteur·e·s du Manitoba français qui a piloté l’organisation du Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens (CCLONC).

La revue À ciel ouvert est publiée et diffusée par :

Coopérative des publications fransaskoises

en partenariat avec

Collectif d'études partenariats de la FransaskoisieRegroupement des écrivains·e·s du Nord et de l'Ouest canadiens


Merci à nos commanditaires:

    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoiseGouvernement du Canada