L’ « étincelle » créative de nos auteurs, autrices et… d’un ordinateur
La coordination d’un numéro implique une avalanche de courriels, un amas de documents à classer, un rituel mensuel de réunions et de discussions, des contrats à préparer. Ces tâches en apparence banales et mécaniques visent néanmoins à faire rayonner le travail créatif de nos auteurs et autrices. Leur créativité littéraire se distingue par rapport au caractère rigoureux et prévisible de nos textes administratifs. Cependant, l’avènement de l’intelligence artificielle (IA) remet aujourd’hui en question l’unicité de l’écriture créative humaine, permettant de plus en plus un rapprochement déconcertant, voire alarmant, entre les fonctions cognitives de la machine et les fonctions mentales humaines qui produisent les images complexes et inédites des œuvres poétiques.
Évoquant ce rapprochement, Sébastien Rock nous présente, dans ce numéro, une vision nostalgique de « l’étincelle » qui jusqu’à présent illuminait les âmes humaines et « brillait intensément » dans leurs textes. Il dénonce la prise d’assaut de cette « étincelle » par l’IA qui menace de l’« éteindre ».
C’est ce que Rock a voulu illustrer en cédant à l’IA le contrôle de sa plume créative dans le poème intitulé Épitaphe pour l’âme humaine. En effet, dans le but de commenter l’état actuel de l’industrie d’édition, l’auteur a donné des directives à ChatGPT pour créer un poème qui glorifie la victoire d’un troublant « transhumanisme ». L’auteur/programmeur a même refusé une rémunération pour ce poème afin que les humains soient les seuls bénéficiaires d’une rétribution, ou, devrait-on dire, pour éviter que la machine soit récompensée.
Pouvons-nous garantir que les autres textes de ce numéro proviennent exclusivement de cerveaux humains alimentés de sang et non pas d’une matrice de puces en silicium ? À une époque où les outils informatiques se multiplient, où la culture du Web et de l’hypertexte influence l’imagerie cérébrale et l’univers thématique de nos auteurs et autrices, où les correcteurs électroniques tel Antidote rendent plus efficace le transfert des connaissances orthographiques et améliorent la forme des écrits, pouvons-nous bien mesurer le rôle joué par les technologies sur le processus, la production et la qualité de l’écriture créative? Plutôt que de poursuivre la réflexion liée à ces questions, nous prenons le parti de nous fier à l’honnêteté de nos auteurs et autrices, ainsi qu’à l’impact réel que leurs textes ont suscité chez le jury.
Ce numéro invite ses lecteurs et lectrices à se laisser bercer, dans la chanson de Joël Lavoie Tout au long sur l’eau, par les coups de pagaie auxquels fait écho le « ioulement des huards ». Cette chanson rend hommage à l’ami de l’auteur, le journaliste Gaëtan Benoit décédé à l’âge de 43 ans en 2022. Elle nous convie à un voyage en canot dans un Nord idyllique, « de Missinippi jusqu’au Deschambault », qui acquiert une dimension métaphorique. Car sous la plume du chansonnier, ce voyage devient une aventure dont les limites, telles celles de la vie humaine, sont transcendées par le plaisir ressenti à « fix[er] » et à chanter l’horizon et la nature saskatchewanaise, aussi belle qu’une « cathédrale ».
C’est encore le paysage des Prairies qui occupe une place prépondérante dans d’autres poèmes de ce numéro. Il se transforme en un tableau où ruissellent le vert et le bleu dans le poème La terre est bleue signé par le « peintrécrivain » Jacques Cauda. Les jeux de répétition, notamment la récurrence des mots bleu et vert, les jeux d’allitérations (telles que « le bleu dans le but »), d’anaphores (la-la, vert-vert au début de quatre vers), d’accumulations et de réflexion créent un univers aux résonances infinies : car le bleu de la terre « revient souvent » et se fond dans celui de la nature, des eaux et du ciel, dans une imitation séduisante et trompeuse, le « ciel dans le ciel » offrant de la plaine une image liquide d’où se dégage le vert des « bois chlorophylles ». Or, ce vert s’avère lui-même trompeur et despote comme Néron car « poison du bleu et du jaune », tels les « yeux verts » du poème baudelairien Le Poison. Le regard du lecteur et de la lectrice de Cauda ne cesse ainsi de se délecter du plaisir de multiplier les paysages et les mirages, dans un tête-à-tête avec la « plaine liquide » et un « ailleurs » fascinant.
Bien qu’elle oppose, juxtapose et rapproche des images hétéroclites et insolites qui évoquent le « fracas de la vie », la nature, le rêve et les créations humaines, la poésie de Laurent Poliquin est un recueil d’indices nous conduisant à la source ultime de l’amour qui « s’alimente dans de hautes prairies ». L’argument liquide de l’amour nous plonge ainsi dans une expression tactile du désir, celui d’« aime[r] tous les rêveurs de désir », poésie vertigineuse qui ne manque pas de séduire ses lecteurs et lectrices et de les entraîner au-delà du « fleuve », vers « une nuit guérie de son crépuscule ».
Nous retrouvons chez Amber O’Reilly un univers métaphorique liquide, mais qui dévoile néanmoins le caractère impitoyable de notre époque. Son poème en prose Millenial Jesus contient plus particulièrement des images et des effets de rythme qui nous entraînent dans un voyage sur les vagues larmoyantes de la vie humaine, d’une vie que la voix narratrice cherche à sentir à travers la musicalité des larmes, assourdissement des mots qui s’épanchent pour exprimer à la fois une satire et un plaidoyer du besoin urgent de vivre. C’est un cri d’amour de soi dans un monde qui produit la sensation de vivre dans la « marde », une réflexion philosophique qui s’interroge sur l’existence de Dieu et qui aboutit finalement au désir de « chialer » pour faire triompher à la fois l’angoisse et le plaisir de vivre.
Le paysage fluide des trois auteurs et autrice précédent·e·s fait contraste avec celui que dépeint Marie-Andrée Nantel. C’est en effet à travers la personnification d’un « sapin centenaire » dans une « forêt carbonisée » à La Ronge que s’impose la nature saskatchewanaise dans son poème Arblessés. Ce sapin est « rogné » et « victim[e] de dessévage », se tordant « sous la fumée et le feu », au « tronc décédé … au bord de la Rivière Assiniboine ».
Dans La piqûre de l’air et l’art du troubleshooting, un vol au-dessus d’une montagne et d’un lac amène le personnage de Gisèle Villeneuve à connaître la peur vertigineuse de vivre l’« écrasement fatal » et « brutal », mais plus intensément la puissante « révélation » d’être aviateur. Cette révélation s’accompagne du désir de « toucher l’eau, l’air, le vent et le roc », mais encore de la sensation « perverse et excitante » d’apesanteur, voire de planer au-dessus de « l’ordinaire ». C’est alors que s’opère la magie du regard de l’aviateur qui voit le « grand lac iridescent » se soulever « en oblique », et la « nappe » « se sépar[er] en des millions de gouttes d’eau », procurant à celui-ci le sentiment que l’eau « l’aspir[e] dans ses profondeurs bleues ».
Les récits de Catherine Dulude, de Mychèle Fortin et de Jean-Pierre Picard se démarquent par rapport aux œuvres que nous venons de citer. Petit mollusque de Dulude dont le titre désigne le quatrième enfant qui grandit dans le ventre de la femme du narrateur nous plonge dans un univers baigné de tendresse, « flottement moelleux à jamais », et traduit un bonheur que des deuils passés ont rendu fragile. Mais l’espoir triomphe : « Petit mollusque, s’il te plaît, accroche-toi. Viens agrandir notre famille. On t’aime tellement. »
Enfin, la religion devient l’objet de la satire et d’une ironie complice avec les lecteurs et lectrices dans les deux dernières œuvres créées par des membres de notre comité d’édition (mais certes sélectionnés de manière anonyme). Mychèle Fortin revisite ses souvenirs de jeunesse en prenant pour cible sa relation ambigüe avec l’église dans son texte Dieu…ça ne mène pas toujours où on pense : « Impossible de rouler sa bosse, impossible de vivre sa vie, sans, de temps en temps, penser à Dieu. Penser à ce qu’on pense de Dieu. » Quant à la nouvelle de Jean-Pierre Picard intitulée Les noces de Cana, elle cherche, d’un ton moqueur, à lever le mystère entourant un miracle biblique.
Les auteurs et autrices humain·e·s de ce numéro nous plongent dans un espace de l’imaginaire, du possible et du sublime qui nous offre une vision fascinante ou pétrifiante des Prairies, des forêts ou de notre époque, une réflexion sur la vie et sur nos croyances spirituelles, voire un hymne à la naissance et à la renaissance.
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