Numéro 6

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Regard sur les textes

Regard sur les textes

Regard sur les textes

Marie-Diane Clarke

Dix-sept auteur.e.s venant de l’Est et de l’Ouest partagent l’encre et les pages de ce numéro conjoint. Jongleurs de mots et d’images dans l’univers d’un roman, d’une nouvelle, d’une pièce ou d’un conte, peaufineurs de chansons, de tankas et de haïkus, diseurs de monologues, animateurs et acteurs, ou concepteurs d’œuvres visuelles et médiatiques, ils peignent les contours de leurs paysages et personnages pour raconter une histoire ou faire entendre l’indicible sous le ciel de l’Acadie et des Prairies. Horizons et mers, lieux réels et imaginaires se côtoient finalement dans ce volume pour offrir une vision artistique et créative qui brise les frontières provinciales.

Dans « Bone Loss », Gisèle Villeneuve combine le réalisme morbide des noyades et les stratégies du conte qui associe l’appel spectral des noyés au rituel d’une célébration par la danse. L’histoire originale des sept garçons noyés, tous appelés Roger, invite le lecteur à revivre l’ancienne tradition de la narration orale. Le rythme des syllabes et le jeu des rimes contribuent ainsi à donner au récit la respiration musicale d’une chanson. Nous retrouvons également dans ce texte l’atmosphère d’irréalité et la structure initiatique des contes de fée qui nous amènent à rejoindre un cercle d’enfants qu’un vieil homme interroge pour enseigner la leçon du jour, « Do you know how to drown? », comme si savoir se noyer était ironiquement tout aussi important, si ce n’est plus, que savoir nager. Cette question est le mot magique qui tisse un lien entre le cœur du maître et celui des élèves, qui rapproche les enfants dans leur effort insolite d’apprendre à retenir leur souffle au risque de se noyer, pourtant à sec au fond d’un lac. Or, dans cet exercice de respiration qui accroît la conscience du corps, le lieu présent des enfants rejoint celui étrange et réel des trente mille victimes de la peste de 1318 dont les ossements renvoient à ceux des noyés. Ce jeu d’échos et de reprises incantatoires raconte finalement la quête du sens au cœur de l’existence humaine que transcendent les gestes rituels. La vie et la mort nous ramènent au même exercice respiratoire, de même que tout acte scriptural ramène l’auteure à la question indispensable du souffle créatif.

Dans ses vers, Rachel Bonbon évoque elle aussi l’image des « squelettes ». Cependant, elle rattache cette image à celle des « racines » et du « sang ». Sa gestuelle poétique du désir de s’enraciner, de consolider ses liens avec la terre, figuration de la vitalité verticale du végétal en soi, de la « photosynthèse », s’associe à une ouverture sur les « horizons aussi vastes que la plaine et la mer ». Autrement dit, l’humain devient l’arbre, dialectique de l’enracinement et de l’élévation, dont la mémoire ancestrale ramène à la « source », à l’époque de l’enfance, de la « graine » que fait resurgir le « je n’oublie pas ». Or, malgré les errances ou la « dérive » de l’adulte, les racines « s’établissent », l’accent « se transforme », la construction identitaire se poursuit à mi-chemin entre l’Est et l’Ouest canadiens, pour rendre compte de la force de résilience du Francophone.

Le 29 septembre 2018, l’émission « Les Samedis du monde » abordait cette même question de la construction identitaire chez les jeunes francophones de l’Ouest canadien. Adina Balint, professeure de littérature à l’Université de Winnipeg, expliquait qu’aujourd’hui la langue et l’identité francophones de l’Ouest transgressaient les catégories pour devenir un lieu hybride et interculturel qui célèbre la rencontre de multiples imaginaires. Le manifeste de Joëlle Préfontaine en témoigne. Sa thématique de l’inclusion et du désir de parler le « Farmer French de l’Alberta », de se situer en dehors de la trajectoire tracée par la grammaire « pure laine », est renforcée par son emploi du vers libre et celui insistant du « ça » dans les vers qui font écho au titre « J’parle mal, puis j’aime ça ». L’auteure nous offre un hymne à la défense des particularismes et des imperfections de la langue « tout’croche » des Prairies, et nous invite à jouir des mots « rough ou slick ». La majuscule du « Ça » placé à la fin d’un vers, et l’image « Ça run real LOUD », plus particulièrement son jeu d’italiques et de grossissement des lettres, sont des clins d’œil au lecteur francophone pour lui faire prendre conscience que sa langue n’est pas un noyau dur, mais plutôt une matière mobile, et qu’elle est bien une langue de la diversité.

Marika Drolet-Ferguson et Martine Jacquot quant à elles pulvérisent les frontières spatiales afin d’explorer les profondeurs de l’« ultime fusion » des êtres qu’un lien de « tendresse » rapproche. La première évoque les « amitiés qui s’étirent longtemps et encore plus loin [qu’elle] ne l’aurai[t] imaginé ». La dernière « ballott[e] » ses lecteurs « d’île en île », « ignorant l’âge des roches et des coquillages » et l’appel des racines, pour les conduire « aux confins d’indéfinissables détours », là où les âmes n’ont « encore ni contours ni souvenirs ». La fluidité du poème de Martine Jacquot à laquelle participe le jeu des allitérations, des assonances et des rimes, rend compte de la « profusion d’amour » éprouvée et du désir de fondre dans le regard de l’autre pour mieux jouir de la « tendresse des arbres » « sous l’émail du ciel ». 

C’est aussi une histoire d’amitié que Robert Malo nous raconte dans sa nouvelle, celle de deux artistes, l’un acrobate et l’autre raconteur, qui se retrouvent un soir au sommet d’une colline au Manitoba. Ils partagent leurs inquiétudes face à la pandémie, des soucis financiers et professionnels. L’acrobate pense s’établir seul sur le terrain de sa mère en Saskatchewan. Or, si cette solitude assure la distanciation sociale, elle prive toutefois l’homme de la « caresse d’un autre ». Néanmoins, ce qui crée avant tout le charme de ce récit est la poésie visuelle que l’auteur a su dépeindre et qui transcende les difficultés quotidiennes des deux personnages. Car malgré la situation alarmante ou le vent frais « qui souffle un peu trop fort », la danse des bulles gigantesques que les deux amis se plaisent à créer et à projeter « haut dans les airs » les mènent vers un lieu réconfortant qui fait oublier la privation et la gêne.

Par contre, dans ce contexte de pandémie, Daniel Dugas confronte son lecteur dès le premier vers au thème de la mort qui « rôde ». Toutefois, il transporte le lecteur dans un univers « cellulaire » qui multiplie les lieux et les rencontres possibles, où se côtoient réalité et « déréalité ». C’est un autre monde, celui d’une nouvelle génération « habituée à voir vertical », ou à voir un soleil qui « s’éclate à l’horizon des publicités ». Mais c’est aussi un monde dont la géographie terrestre et la sphère céleste se confondent, et qui peut rejoindre un espace ludique où la mort peut faire « une pirouette » et où l’humain peut devenir « une tartinade étendue sur le biscuit de la vie ».

Avec David Baudemont, le regard du lecteur retrouve les lignes horizontales et sinueuses du paysage géographique de l’Ouest canadien. L’auteur joue de la plume et du pinceau pour créer des aquarelles et des poèmes, superposant représentations visuelles et contenus verbaux dont l’effet est d’intensifier le ressenti et la conscience de soi dans le paysage désiré. David Baudemont raconte plus particulièrement son attachement à l’horizon fuyant et libre des Prairies qui évince le sentiment nostalgique des paysages montagneux de son enfance. Ce faisant, il se crée une nouvelle enfance qu’il vit au contact visuel et pictural de cet horizon qui l’invite à « jou[er] à cache-cache » et qui lui fait vivre des moments de révélation.

Joanie Serré et Alasdair Rees nous entraînent dans les méandres d’une écriture de la modernité, d’une poésie qui se veut sensuelle et dont les images sensorielles, érotiques et sublimes font vibrer le corps et l’âme. Nous retrouvons chez eux l’évocation d’insectes qui nous exhorte à voir l’indicible. Les deux strophes de Joanie Serrée, dont la richesse métaphorique et la densité sémantique rendent le décodage difficile, éveillent plus particulièrement une réflexion à partir du terme « vide ». Cette réflexion se poursuit avec l’image de la « métamorphose des insectes » qui « se divise ». Or, la pensée « binaire » qui est ainsi évoquée et qui incite le lecteur à voir la réalité en termes de dualité finit par acquérir une épaisseur corporelle. Les mots deviennent chair, se colorent, font entendre leur souffle et exhalent les « chaleurs des sexes voluptueux », provoquant un « torticolis » chez le créateur qui leur jette un regard ou leur offre une oreille. Chez Alasdair Rees, les « maringouins » forment une « buée », expression métaphorique d’une pensée qui se cherche et qui traduit une soif d’avaler, d’un désir de sentir la vie. Le rapport à l’autre, l’exploration des corps et des espaces du dedans se fait à travers le rapport à la nature. Il s’agit d’une communion des corps et des esprits alimentée et célébrée par la présence des éléments de la nature, des « mousses », des « arbres », de la « rivière », des « vagues », de la « marée », de la « pluie » et des « astres ». Cette exaltation lyrique et sensuelle des espaces physiques et intimes débouche finalement sur une tonalité métaphysique, sur un questionnement qui établit des liens invisibles entre la nature et le monde humain : « Comment résoudre l’infini et la dilution? La pureté demeure-t-elle une option? ».

Dans le poème de Josée Thibault, c’est l’arbre qui occupe une place centrale, métaphore des racines ancestrales et du désir de la narratrice d’assurer la continuité de son identité culturelle. Le jeu des répétitions, plus particulièrement dans les tercets qui combinent anadiploses, parallélismes syntaxiques et jeu des sonorités, contribue à faire ressortir combien la question de l’identité et de l’attachement à ses racines est au cœur des préoccupations de l’auteure. La reprise insistante de la déclaration identitaire « je suis la fille du facteur », celui qui distribue des arbres devenus papier, évoque une conscience qui résiste à l’oubli, qui entend poursuivre sa quête mémorielle. La remarque « Je sais d’où je viens / mais je ne sais toujours pas où je vais » traduit l’angoisse d’affronter les effets de l’assimilation et le caractère instable de l’identité francophone; mais elle est aussi un rappel que l’histoire des communautés francophones au Canada n’est pas une histoire figée ou mortifère, qu’elle est une histoire en constante gestation. Autrement dit, si la figure des « mangroves » reflète la nécessité du processus de remémoration, le portrait de la « marcheuse / un peu bohémienne, un peu flâneuse », toujours en « fuite vers l’avant », évoque la détermination de construire un nouvel espace géographique et discursif, un nouveau parcours identitaire.

Paul Ruban et Caroline Bélisle affectionnent davantage les objets d’une réalité quotidienne, des fleurs fanées, des « chaises à trois pattes », des « matelas infestés », un « tas de compost », un « dépotoir », voire des « gants de latex abandonnés », qu’ils rattachent au sentiment de solitude et d’aliénation. Toutefois, en racontant l’histoire de ces objets dans notre société de consommation, ils se plaisent à les réinvestir d’une valeur poétique. Ils ont de plus recours à un humour subversif qui trahit un rejet des conventions esthétiques et superficielles. Ce rejet s’associe au refus de la ponctuation et de la rime et s’accompagne dans le poème de Paul Ruban d’une sobriété et d’une économie verbale au niveau de la forme qui n’enlève en rien à la musicalité du vers. L’allusion à l’impact économique de la pandémie dans la vie du vendeur de fleurs chez ce dernier, et le portrait humanisé de la « chose » qui rêve de devenir tout simplement « une chose unique / une chose une chose une chose complète » parmi la « gang d’objets perdus » chez Caroline Bélisle, s’allient à l’expression d’une tendresse qui est un tremplin vers la magie transcendante du merveilleux dans le monde réel. Une attitude ludique triomphe finalement chez l’auteure de Van Gogh pour offrir la caricature risible et attachante d’un objet perdu qui réclame son droit de rejoindre l’univers légendaire et fascinant du peintre en se faisant couper une oreille.

Nous replongeons dans un discours mémoriel fictionnel avec les poèmes « Crucifix » et « Ô toi souveraine souvenance », comme l’illustre l’approche titrologique de leurs auteur.e.s. Chez Louise Dandeneau, l’organisation dynamique des vers que viennent corroborer les enjambements et la suppression des signes de ponctuation, répond au besoin de retracer une histoire dans l’effort urgent de reconstruire l’identité du Canadien-français. Certaines traces de cette histoire sont évoquées, depuis le départ du soldat qui quitte son homestead pour aller mourir sur les plages de la Normandie jusqu’au présent de ses descendants quelques décennies plus tard. Or, dans le déroulement des images du passé qui finissent par s’imbriquer et se superposer, les éléments récurrents d’une génération à l’autre sont la misère et ses effets dans la psychologie du personnage canadien-français. Celui-ci évolue dans un univers dont la paroisse reste le pivot, comme le révèle l’omniprésence du « crucifix ». Cependant, cette mise en récit de la transmission de la mémoire individuelle et collective, maquée par l’allégeance à la terre, à la religion catholique et à la langue française, aboutit à une projection vers le futur qui cède la place à une parole frondeuse : le « vous a emmerdés » fait fi de la peur de la disparition des communautés francophones au Canada.

Chez Laurent Poliquin, les mots et les images abordent également la question de l’identité et de l’altérité pour mettre en lumière une mémoire de l’errance qui « travers[e] les millénaires », voire une existence « sans mémoire », qui ramène l’humain à la « parole borgne du paysage ». À ces images se joint une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le désir de reconquérir sa liberté et ses mots pour célébrer sa nouvelle « souveraine souvenance ». Cette célébration atteint une dimension cosmique et mythique, l’auteur se plaisant à évoquer des « mots diluviens », à composer des comparaisons inattendues et insolites dont le but est de faire voir que le discours d’enracinement ou celui sur le passé et l’identité est un discours qui se modifie et qui acquiert une plus grande complexité dans une société canadienne plus diversifiée culturellement.

Simon Brown nous invite également à célébrer. Il va jusqu’à bousculer le lecteur pour l’inciter à vivre l’allégresse des mots et des sons, multipliant les expressions colorées et visuelles, les combinaisons répétitives, les séries synonymiques qui obéissent aux lois de l’analogie phonique, donnant ainsi à son texte une organisation affective ou perceptive. Le style télégraphique de certains segments phrastiques permet même un contact plus direct avec les sonorités. En progressant selon un principe de va-et-vient, voire en adoptant la trajectoire d’une spirale et en créant des enchaînements cumulatifs, l’auteur stimule le désir du mouvement, celui de « saut[er] », de se laisser flotter et emporter par le « courant », même si on s’accroche avec ténacité à des « branches ». Si on chante, c’est pour chanter une « chanson de nulle part ». Si on prie, c’est pour prier une prière qui mène du ruisseau « qui pue » à la rivière qui pue », et de la rivière au fleuve, et finalement du fleuve à la mer. Le cheminement de l’être dépeint par l’écrivain comporte certes des enjeux, mais se veut dynamique pour raconter le désir du Canadien-français de briser la « vitre » et d’aller toujours de l’avant pour goûter le plaisir de se définir et de se savoir en bonne compagnie, entre ses « cousins » et ses « cousines ».

Les lecteurs et les lectrices se retrouvent finalement face au « Pow-wowland » et à la « célébration du centenaire » que fait renaître la danse des mots de Mikhu Paul. Le souvenir tragique de la « dernière grande danse dans les Dakota » et le témoignage des « fantômes » dont le rassemblement est un rappel de ceux qui ont perdu leur vie sur la « terre gelée », ne sont pas oubliés. La « cérémonie à grand spectacle » à laquelle participent des figures légendaires, mais aussi des garçons « badigeonné[s] de peinture » et des filles aux « tresses parées de plumes », évoque l’histoire du territoire perdu et revendiqué. Tandis que ces enfants « prennent la pose », il est important de noter que la lumière qui « éblouit » révèle que les yeux des guerriers sont « maintenant clos » et que le « cri de bataille » est « à présent silencieux ».

Auteur.e.s et comités d’organisation, de sélection, de rédaction et d’édition qui ont gravité autour des coordinateurs Rachel Duperreault et Jeff Klassen, ont permis la publication de ce numéro conjoint qui restera gravé dans ma mémoire comme une belle aventure littéraire et artistique. En tant que co-commissaire de l’Ouest, je tiens à remercier le co-commissaire de l’Est, Jean-Pierre Caissie, pour les rencontres fructueuses et enrichissantes que nous avons eues, nos amis d’À ciel ouvert, Sébastien Rock, David Baudemont et Jean-Pierre Picard qui ont pu rendre possible cette collaboration avec Ancrages. Je voudrais enfin remercier mes collègues du Collectif d’études partenariales de la fransaskoisie, Jeff Klassen et Henri Biahé, pour avoir partagé avec moi le plaisir de poursuivre et d’achever ce projet inoubliable. Je terminerai par la mention de nos artistes qui, sous la direction d’Anne Brochu et grâce à ses rencontres avec Jean-Pierre Caissie, ont pu offrir leur propre interprétation des œuvres écrites. Pour conclure, il faut souligner la précieuse contribution de la Coopérative des publications fransaskoises, du Conseil culturel fransaskois et de la Fondation fransaskoise pour le volet Ouest de la revue ainsi que le gouvernement du Nouveau-Brunswick, le Conseil des arts du Canada et la ville de Moncton pour le volet acadien.


Par Marie-Diane Clarke
Co-commissaire du numéro conjoint Ancrages/À ciel ouvert

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