Numéro 1 - Printemps 2017

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« Allez, enseignez toutes les nations »

« Allez, enseignez toutes les nations »

« Allez, enseignez toutes les nations »

Madeleine Blais Dahlem (Saskatchewan)

C’était mon premier poste lorsque je suis sortie du noviciat, pleine d’ardeur missionnaire. Dans le temps, c’était commun parmi les familles moins aisées de trouver des vocations religieuses. Pour les filles surtout, c’était le moyen d’avoir une éducation, d’éviter le joug du mariage et de multiples grossesses. Mais moi, j’avais une vraie vocation. Du moins, c’est ça que je me suis dit. Lorsque je suis retournée en Saskatchewan avec un certificat d’enseignement après deux ans à Nicolet, j’ai eu à en faire la preuve.  

« Allez, enseignez toutes les nations » était la devise de ma congrégation. J’avais demandé d’aller en Afrique, mais je me suis retrouvée au village de D., de l’autre côté de la rivière de chez nous. Un petit trajet sur le traversier et me voilà chez mes parents. Aucun sacrifice là.

D. était un petit village bien ordinaire, sauf pour l’énorme école résidentielle qui, j’imagine, faisait vivre plusieurs familles de la communauté. Et c’est là que je me suis ramassée. À une école résidentielle pour les Indiens au milieu des Prairies.

Rien de moins exotique.

J’avais passé les premiers dix-huit ans de ma vie en Saskatchewan et je ne connaissais aucun Indien. Je n’avais jamais posé le pied sur une réserve. Les Indiens avaient été pour moi invisibles. Au plus, des ombres assises sur le trottoir, lorsqu’on allait en ville. Et voilà que j’étais responsable de la classe de deuxième année et du dortoir des petites filles.

Pendant les premiers vingt ans de l’école résidentielle, il y avait aussi des enfants blancs pensionnaires parce que c‘était la seule école de la région. Et puis, on a construit une école pour les Blancs. Elle était là quand je suis arrivée à D. Des sœurs de ma congrégation y enseignaient; elles vivaient au couvent et, je dois dire, elles se tenaient loin de nous qui vivions à l’école résidentielle.

Mais pensez-y, si on avait instruit tous les enfants tous ensemble…

Pourquoi deux écoles dans un petit village? Est-ce pour la même raison que ces mêmes villages avaient souvent trois ou quatre églises? Les catholiques, les anglicans, les méthodistes? Ça, je le comprends peut-être; même si c’est le même Dieu, il faut Lui parler à sa façon. Mais l’éducation des enfants? Qui gagnait en mettant les petits Indiens dans ces écoles?

Je vais mourir bientôt. À l’âge de cent ans, ce n’est ni tragédie ni surprise. C’est un fait. Et je m’interroge sur ma vie, car j’aurai à répondre à quelqu’un, à Dieu peut-être, à moi-même certainement.

Je travaillais pour l’amour de Dieu et le Paradis à la fin de mes jours. Un bénévolat chrétien. Il ne pouvait y avoir aucun mal là, n’est-ce pas? J’acceptais comment les choses se faisaient. Comment voir l’injustice quand c’est la pratique du pays? Quand c’est le raisonnement derrière la fondation du pays?

Oh oui. Je la connais, mon histoire du Canada… comment nos ancêtres sont venus de la France imprégnés d’une passion altruiste : « d’améliorer la condition morale et matérielle des humbles de ce monde et de les faire entrer au bercail. » Le bercail? Ah oui, Jésus est le Bon Pasteur, et nous sommes ses brebis.

Nous étions si fiers de ces missionnaires, les prêtres et les religieuses œuvrant à sauver les sauvages, à les convertir à la vraie foi, la nôtre.

« Quelle arrogance! » que je me dis maintenant.

C’est une chose de lire ça dans un livre d’histoire. C’est tout à fait une autre d’y participer.

L’école à D. existait depuis 1901. Moi, j’y suis arrivée plus de trente ans plus tard, je ne me souviens pas trop quand exactement, il y a si longtemps de ça. Mais c’était durant la Dépression quand tout le monde avait de la misère. Nous étions seize religieuses en résidence à l’école. À la rentrée, les jeunes Cris des réserves environnantes nous étaient livrés par les missionnaires, parfois par la police. La police? Voilà un détail insolite qui aurait dû me troubler. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris que les enfants étaient amenés contre leur volonté et celle de leurs parents. Que certains parents avaient réussi à cacher leurs enfants lorsque les voitures noires arrivaient…

Peut-être qu’eux ne voulaient pas être des brebis.  

Les enfants, et il y en avait de très jeunes, avaient le visage fermé; muets, ils ne nous regardaient pas dans les yeux. Ils ne sentaient pas bon. Ils sentaient « la boucane. » Leurs soins dentaires étaient faibles, mais il n’y avait rien dans le budget pour des brosses à dents. On leur coupait les cheveux. Qui avait le temps de peigner toutes ces tignasses?

Beaucoup plus tard, j’ai appris que dans la culture crie, se couper les cheveux indique une mort dans la famille. Ces pauvres petits, qu’est-ce qu’ils ont pensé?

On leur donnait des numéros au lieu d’apprendre leurs noms. Oui, ils se ressemblaient tous. Mais c’était nous qui leur avions tous donné la même coupe de cheveux, qui les avions affublés d’uniformes mal cousus et mal ajustés. On gardait les garçons et les filles séparés en tout temps, sauf dans les salles de classe. Après tout, la sexualité de ces primitifs était suspecte. Et puis, on les punissait lorsqu’ils parlaient le cri entre eux. Après tout, il fallait les encourager à apprendre l’anglais.

Ce n’est que plus tard que j’ai compris notre cruauté. Nous avions isolé frères et sœurs les uns des autres. Nous les avions poussés au mutisme en interdisant la pratique de leur langue.

Même dans le temps, je voyais l’ironie dans le fait que des religieuses québécoises qui maîtrisaient mal l’anglais l’enseignaient aux enfants cris. Au moins, moi, je parlais bien l’anglais, étant de la province. C’est à peu près la seule chose, et c’est bien peu, où je me suis permise, dans mon for intérieur, de questionner les personnes en charge.

Et puis il y avait la nourriture… beaucoup de pain sec, de gruau. Mais je me disais que ça ne pouvait pas être pire que ce qu’ils mangeaient chez eux sur la réserve, du petit gibier et du pissenlit, avec la possibilité de crever de faim en hiver. C’était la Dépression, après tout. Mais je me demandais parfois pourquoi on ne voyait jamais sur les tables du réfectoire des produits de la ferme des Oblats, le lait, la viande ou les légumes.

Je m’entends dire « ce n’est que plus tard, ce n’est que plus tard que j’ai compris. » Est-ce vrai, ou est-ce que même aujourd’hui, vieille et sur le seuil de l’au-delà, je ne peux pas accepter ma complicité?

Mais quand même, les Indiens étaient d’un autre monde.           

Je ne suis allée qu’une fois sur une réserve. C’était pour la Fête-Dieu à la mi-juin. Les enfants étaient chez eux pour l’été. Nous avons installé et décoré des autels avec leur aide en préparation de la procession. Les parents semblaient nous bouder, on ne les a pas vus. Mais les vieilles femmes, les grands-mères, en silence, nous regardaient faire. Elles étaient solides, bien campées sur leurs pattes, portant des jupes longues qui cachaient leurs jambières brodées de fleurs et leurs mocassins. Il n’y avait aucune expression sur leurs visages; on avait du mal à voir leurs yeux, plissés contre le soleil.

J’avais l’impression que je regardais des statues primitives. Je ne ressentais pas notre humanité commune. Aurais-je mieux réussi avec les Noirs en Afrique?

Un hiver, par une nuit glaciale de janvier, l’école a brûlé. On a dit que les garçons étaient derrière le coup. Tous les enfants étaient allés se coucher vêtus… Les gars devaient être fatigués de travailler comme des esclaves sur la ferme des Oblats. Ce n’était pas l’éducation qu’on leur avait promise.

Après le feu, la majorité des sœurs sont allées ailleurs, à un autre couvent, une autre école résidentielle. Moi, je suis restée au village de D., dans une belle petite chambre au couvent des sœurs.  J’ai eu la chance d’enseigner à l’école pour les Blancs. Je fus surprise par la joie que je ressentais dans cette nouvelle situation. Je faisais quelque chose pour les miens et j’en étais heureuse. Je jouissais de pouvoir parler français, de transmettre mes connaissances aux enfants canadiens-français, de contribuer à la survivance des miens.

Je n’ai pas repensé aux Indiens pendant très longtemps. Ma vocation avait changé. Ma nation luttait pour survivre dans une province peu accueillante : nous, les Canadiens-français, sujets de la haine du Ku Klux Klan et des orangistes, nous, cible d’un gouvernement provincial qui voulait nous voir assimilés, qui voulait nous empêcher d’apprendre en français, qui voulait nous voir disparaître.

Grâce à moi et aux autres religieuses ainsi dévouées dans tous les petits villages francophones des Prairies, les Lacoursière, les Michaud, les Bérubé, les Prince, les Deslauriers et bien d’autres familles, ont gardé langue et culture malgré tout. Quelle belle œuvre!

Que dois-je penser de mon temps à l’école résidentielle de D.? Que dois-je penser de toutes les congrégations de religieuses qui ont œuvré pendant des décennies dans les écoles résidentielles du Canada « à améliorer la condition morale et matérielle des humbles de ce monde. »? Je pense que nous manquions d’humilité et de respect.

Et grâce à moi et aux autres religieuses ainsi dévouées, les Nicotine, les Star Blanket, les Wuttunee, les Tootoosis, les Sapp, les Spyglass et tant d’autres ont été séparés de leur langue, de leur culture.

Qui a décidé que le français méritait de vivre en Saskatchewan, mais non le cri? Qui a voulu donner voix aux ritournelles de la Bonne Chanson, mais taire les plaintes et les tambours des Cris? C’est bien beau vouloir garder sa langue et sa culture, mais déplacer un peuple pour en installer un autre? C’est inouï. Et puis, tant que j’y suis, à me questionner, à questionner ma vocation, pourquoi est-ce que ces congrégations de religieuses ont dévoué leurs vies à confondre langue et religion? Est-ce que Dieu est trop stupide pour entendre des prières murmurées en cri, en saulteaux?

J’ai appris beaucoup plus tard, me voilà encore qui n’apprends que trop tard… que l’école résidentielle à D. fut construite contre la volonté du chef de la réserve qui côtoyait le village. Il ne faisait pas confiance aux Blancs. Fils du Tonnerre était son nom. Mais, le père C., le prêtre oblat qui avait fondé le village, qui y avait pris un homestead, a, quand même, sollicité le gouvernement fédéral pour avoir une école.

Les deux pères fondateurs du village de D. avaient voulu y établir une communauté de Canadiens-français. Noble entreprise n’est-ce pas? Sauf, que le père D. a contribué au déplacement de Fils du Tonnerre et de son peuple lorsque le chemin de fer est arrivé avec des colons d’expression française avides de belles terres. Et Fils du Tonnerre s’est retrouvé dans la forêt boréale.

« Allez, enseignez toutes les nations. » Mathieu 28.19. Je comprends maintenant que notre interprétation de cette consigne divine était mal, injuste, péché. Je ne crois plus que nous en avions le droit. Que Dieu me pardonne.

Je ne veux pas avoir honte de mon temps à l’école résidentielle. Je voudrais avoir droit au sentiment que j’ai été fidèle à ma vocation.

Mais, j’ai honte. Mais ce n’est pas à Dieu que je dois demander pardon. C’est aux petites filles de mon dortoir qui refoulaient leurs pleurs la nuit.


Les anciens élèves des pensionnats et leurs familles peuvent accéder en tout temps, sans frais, à la ligne d’écoute téléphonique nationale de Résolution des questions des pensionnats indiens, au 1-866-925-4419, pour obtenir du soutien.

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