Les noces de Cana
Jean-Pierre Picard (Saskatchewan)
MACKASEY – Nuskethe (snowshoeing sunset in Patuanak on Ilex Lake)
21 ½” h x 19 ½” l Bouteilles de verre, liquide coloré, adhésif, & fils – 2020
Crédit de photo : Michèle Mackasey
Extrait de l’œuvre en chantier, Jésus de Nicolet, rencontre avec un prophète fatigué, dans lequel Jésus de Nicolet, un contemporain de notre époque, se remémore les souvenirs de ses diverses réincarnations au fil des siècles. Parmi les diverses vies vécues par notre personnage, il y a celle de Jésus de Nazareth.
Pendant des siècles, la chrétienté entière m’a dit fils de Dieu, et j’y ai alors cru. Tous les miracles, guérison d’aveugles, réveil de morts, marche sur l’eau transformée en vin, multiplication des pains, et combien d’autres, étaient vifs dans ma mémoire comme s’ils étaient vrais.
Puis, au fil des siècles, des nuances se sont immiscées dans la ferveur des croyants. Sans contester mon existence en tant qu’homme ayant foulé cette terre, on s’est questionné sur ma dimension divine. De dispenseur de miracles et de ressuscité, je ne suis devenu qu’un simple homme avec de bonnes valeurs à communiquer. Puis les gens ont mis en doute ma résurrection et plusieurs ont rivalisé d’imagination pour élaborer toutes sortes de théories pouvant l’expliquer.
J’en suis même venu à mettre en doute certains miracles que l’on m’a attribués pendant des siècles et des siècles. Les souvenirs de plusieurs d’entre eux ont fini par s’estomper. J’ai beau lire et relire leur description dans les évangiles, ils n’éveillent plus aucune réminiscence. L’immortalité a ses effets pervers sur la mémoire.
Je me souviens très bien de quelques-uns cependant, dont un qui me fait encore sourire. C’est celui des noces de Cana, où j’aurais changé l’eau en vin. Celui-là, c’est comme si c’était hier. Dans son Évangile, Jean l’a immortalisé comme étant mon tout premier « signe ».
Jean l’a confirmé, les gens étaient bourrés. Si nous avions manqué de vin, c’est que les parents de la mariée avaient sous-estimé la soif des invités.
Ils avaient prévu une quantité raisonnable de vin. Lorsqu’on arriva au fond des amphores, les convives étaient, en grande majorité, contentés et les conversations se déroulaient agréablement.
Cependant, le marié et ses amis tenaient à boire encore malgré leur état éthylique plutôt avancé. Devant la perspective d’être arrivés au bout du vin disponible, ils commençaient à élever la voix et à se montrer désagréables.
Ma mère m’a dit : «Oy vey Jésus, fais quelque chose ». Mais quoi? Ce n’était pas le moment de prêcher la modération et la dignité à coup de paroles inspirées. Oh non! Les brutes étaient dangereusement avinées. Finalement, l’idée m’est venue de mettre un peu d’eau au fond des amphores vides et de bien les secouer.
Je ne sais pas pourquoi Jean a écrit que j’avais fait remplir des cuves en pierre servant aux ablutions. C’est carrément dégueulasse comme idée. Non, c’étaient des amphores, et en terre cuite.
Vous voyez, au cours de son existence, une amphore est vouée à un seul contenu et elle finit par s’en imprégner. Il n’y a rien comme le goût de l’huile d’olive entreposée dans une amphore presque centenaire. Parmi les amphores de la noce, il y en avait de très vieilles dont la surface avait une riche couleur pourpre qui suintait de l’intérieur.
Une fois bien brassée, l’eau a fini par prendre un goût assez proche de celui du vin pour confondre une personne bien avancée dans son ivresse.
En voyant que le bar était ouvert de nouveau, seuls quelques invités s’y sont précipités en brandissant leur gobelet et clamant haut et fort « À boire ». Ce sont eux qui étaient prêts à m’embrasser les pieds en criant au miracle. Une fois dégrisés, ils se sont ravisés, mais l’anecdote a perduré.
Dire que saint Thomas d’Aquin voyait dans ce miracle un symbole d’alliance entre Dieu et les humains.
Comme si Dieu se préoccupait d’étirer une beuverie. Faut vraiment croire que les êtres suprêmes n’ont rien d’important à faire.
Le véritable miracle, c’est d’avoir calmé ces abrutis marinés en leur offrant de l’eau.
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