Appels du Sud et de l’Orient (extrait)
Marie-Diane Clarke
Marie-Diane Clarke
Directrice du Département des Langues, Littératures, et Études culturelles à l’Université de la Saskatchewan, Marie-Diane est co-fondatrice du Collectif d’études partenariales de la fransaskoisie. Ses recherches et ses écrits se penchent sur la littérature francophone de l’Ouest canadien, ses personnages féminins et son théâtre. Écrire du fictionnel depuis 2019 est motivé chez elle par le désir de célébrer avec sa famille vivante et défunte la beauté des univers vietnamiens, méditerranéens et de l’Ouest canadien. En février 2020, elle a fondé avec ses collègues Jeff Klassen et Henri Biahé le Collectif d’études partenariales de la fransaskoisie (CEPF). Elle est aussi devenue membre du Comité d’édition de la revue À ciel ouvert en 2020.
Mon roman qui s’intitule Appels du Sud et de l’Orient relate l’histoire de Marie et de sa famille qui vivent dans un village du Sud de la France. Je suis née moi-même à Salon de Provence près d’Aix-en-Provence, mais j’ai grandi principalement à Nice. Dans cet extrait, Marie s’endort et se met à rêver. Elle retrouve sa sœur Mélie dans le premier espace onirique, et sa mère et sa grand-tante dans le deuxième espace onirique.
***
Pendant que son père ouvrait le divan parental pour la nuit, Marie se recroquevillait dans son lit. Elle commença la lecture d’un roman de Pearl Buck que sa grand-mère, mamie Minh, venait de lui offrir, et qui s’intitulait La Mère : « Derrière le four de terre, dans la cuisine d’une petite ferme au toit de chaume, la mère, assise sur un tabouret de bambou, alimentait d’herbes le trou du foyer où le feu brûlait sous un chaudron de fer. La flamme venait de s’élever et la mère agitait tantôt une brindille ou une poignée de feuilles, puis enfournait de nouveau quelques herbes sèches coupées par elle, l’automne dernier … »
Marie ne put finir la phrase…
Le livre glissa sur sa joue, et sous l’emprise du sommeil, elle se laissa transportée dans la cour d’une abbaye, envoûtée par une odeur de feuilles calcinées. Ou serait-ce l’odeur de poussière sur la lampe de chevet?
Sous ses draps, Marie se perd dans la nuit, flotte, s’élève, traverse des miroirs, nage dans les vagues du temps. Elle atterrit sur une souche, près d’un feu de bois. Collée à sa sœur Mélie, elle se laisse effleurer par la caresse des cendres, qui font naître au fin fond de son âme une poésie ensorcelante :
Les feuilles et les brindilles s’envolent dans la flamme caressante
Les yeux de l’enfant fixent au loin la croix aux lueurs inquiétantes,
Elles croient percevoir parmi les tombes le faible sourire d’un défunt
Mais l’étrange cri d’une cigale éloigne l’esprit importun
Marie laisse Mélie parmi les anges et poursuit seule son chemin insolite. Elle écoute les cailloux crisser sous ses pas. Elle perçoit le bruissement narquois des buissons. Elle sursaute sous la griffe d’une branche. Elle frémit à la vue des grands arbres qui la lorgnent, telles des bouches avides d’âmes fraîches. Le sentier la mène malgré elle vers le cimetière. Elle entend le chuchotement inaudible des êtres disparus, jusqu’au moment où le hululement d’une chouette la tire de sa rêvasserie funèbre.
L’oiseau se tord le cou pour lui montrer une échelle. Marie s’élance, y grimpe, prend son ascension, et la voilà qui plonge dans le bleu des horizons. Elle traverse des espaces, survole océans et montagnes, pour finalement se retrouver près d’une petite fille aux yeux bridés, à la chevelure lisse et noire.
Elle s’assoit près d’elle sur une natte de bambou. Elle reconnaît la petite Eurasienne, la petite Jeanine que sa mère était il y a vingt ans. Toutes les deux, mère et fille, devenues jumelles, sont asphyxiées par la fumée produite par les épines de pin qu’elles viennent de ramasser. C’est pour le feu qui fait mijoter la soupe. Mais au moment de saisir leurs bols, Maman Minh et leur tante Vân les rejoignent et les tirent par le bras. L’alerte est donnée. C’est la bousculade générale dans un concert de voix humaines, exhortations parentales, pleurnichements d’enfants et cris de nourrissons. Petits et grands courent le long du sentier dans la nuit chaude et pluvieuse. Ils n’ont pas besoin de veste ni de parapluie. Les hommes rappellent aux enfants de se déshabiller. L’ordre est exécuté sans la moindre hésitation. Marie et Jeanine sautent dans une tranchée, tels des vers peu soucieux de la nudité de leur accoutrement. Le vrombissement des moteurs d’avion résonne au loin, se rapproche, devient menaçant, envahit le ciel sombre. Marie et sa petite mère regardent leurs pieds et comptent les petits insectes tandis que le ciel brûle vers le nord.
Le bruit des moteurs s’estompe, s’évanouit dans le lointain, mais les traces sanguinolentes qui sillonnent le ciel rappellent encore que l’ennemi a menacé la population villageoise dans cette région au nord de l’Indochine. Marie sort de la tranchée, aidée par la petite Jeanine. Maman Minh leur fait signe. Filles et mère marchent, bras dessus bras dessous, dans la nuit encore éclairée par les traînées lumineuses des avions. Soudain, une clarté rougeâtre réchauffe l’atmosphère humide. C’est alors qu’elles reconnaissent leur cabane et la voient s’effondrer dans un brasier crépitant. Maman Minh se désole que leurs modestes biens, et surtout leurs robes, ne sont plus que fumée. Sa belle-sœur se lance dans une tirade intempestive à la pensée que ses paniers de vers de soie et de cocons, et ses heures de patiente labeur, ne sont plus que cendres. Les filles se lamentent plutôt d’avoir perdu les cahiers reçus à l’école où elles ont passé deux mois.
Ces cahiers, c’était pour Jeanine le plaisir de tracer les lettres de son parler natal, de jouer avec les tons et les accents, et surtout de redécouvrir ces mots que la langue vietnamienne emprunte des Français : chemise, chef, carotte, poupée… Dans la nuit, Marie promet à Jeanine qu’elle lui fera répéter la bonne prononciation des syllabes françaises : ca – fé, cho-co-lat, sauce…
Maman Minh est contrariée d’avoir perdu le peu de marchandises qu’elle venait d’acheter aux paysans pour les revendre aux habitants des villages voisins le lendemain. « Il faudra tisser, tricoter », explique-t-elle. La veille, sa belle-sœur avait joué aux cartes avec la fille et la femme de l’éleveur des vers à soie du village. Elle déclare qu’elle ira quémander des chenilles en échange de quelques dongs cachés dans sa ceinture.
Mais quelques heures plus tard, filles, mère et tante décident de se joindre à la file des migrants qui partent vers d’autres lieux plus sécurisants. Elles remplissent leurs paniers et ajustent leur fléau, et c’est avec regret qu’elles désertent ce village, anticipant les courbatures, les sueurs et les peurs que leur réserve la nature ou l’approche inattendue d’un véhicule blindé. Marie entend le cordonnier dire qu’on dormira dans une grotte à plusieurs kilomètres d’ici. Elle voudrait bien en savoir plus, mais la voix du cordonnier se perd dans le bruit des pierres que les dizaines de pieds nomades traînent au passage.
Pierres et poussière alourdissent l’atmosphère, nuage opaque, esprit brouillé, brume vaporeuse, Marie sombre dans un plus profond sommeil.
Illustration : Marylène Portaneri, Le Vietnam, entre ciel et tranchées
1277