Voyage onirique
Verret - Poésie
Elle a marché là où le monde est né, fruit
d’un obélisque et d’une planète trop ronde.
La poussière planétaire et les ossements calcinés,
particules microscopiques, se mélangent au sable brûlant
qui s’insère entre ses doigts de pieds,
y loge des pulsations millénaires.
Le passé humain ancestral parcourt son épine dorsale,
l’ancre au sol, là où tout a commencé.
La brise secoue les palmiers, sème des invitations.
Les frangipaniers relâchent un parfum capiteux,
envoûtent hommes et femmes qui s’épient
derrière des paupières en toile d’araignée.
Ils entament un paso-doble langoureux,
tournoient sur eux-mêmes en cercles concentriques,
aboutissent à une [i]faena, aussi délicieuse que fatale.
Le sexe est fréquent, bon, mais ô combien dangereux.
Le sol fertile enfante bananiers, manguiers et avocatiers.
L’ovaire fertilisé des arachides est porté en terre ;
ses fruits courent sur le sol à la fois fertile et léger,
aussi léger que [ii]l’Insoutenable légèreté de l’être.
La marche vers l’inéluctable est amorcée.
Le cri des oiseaux perce la torpeur tropicale.
Les autruches lancent une invitation,
étalent leurs plumes en écran faussement pudique.
La nuit se rétrécit, les enlace de plus en plus étroitement,
lasso resserrant son étreinte jusqu’au quasi-étouffement.
Une femme fouille son [iii]pagne, en dégage des mensonges
qu’elle enfouît dans la savane ; l’autruche les gobera.
L’autruchon épie l’homme, ses hanches cabrées,
inscrit son halètement et son cri dans son ADN.
C’en est ainsi depuis la nuit des temps.
Le rosissement des mangues [iv]mabélé égaie le paysage,
les avocatiers le verdissent, la tempête le jaunit.
Les oiseaux ont cessé de chanter ; le vent s’est tu ;
les pas lourds de la torpeur tropicale se sont allongés,
pressés de se trouver un abri entre les épines d’un acacia,
sous ses grappes de fleurs à l’odeur de miel.
Des milliers de fourmis sortent d’une fourmilière,
écrasées sous le piétinement de sandales de fortune ;
elles mordillent les pieds des amoureux réfugiés.
Elle a plongé dans les eaux troubles initiatiques,
dans une mer saline réchauffée par le souffle des baleines ;
les saltimbanques dansent avec les vagues,
miment un plaisir débridé, un extase momentané,
une délicieuse douleur.
Leur plaisir rebondit d’océan en océan,
traverse la nuit des temps,
le temps d’assurer la descendance.
Les Fous de Bassan scrutent l’horizon,
leurs yeux germaniques saluent les perroquets volages.
Une gaie farandole, cousine de la gigue, s’ensuit.
L’Île de Bonaventure fourmille de cette noce grégaire ;
les convives, sous l’emprise de la piqûre de la tarentule,
s’agitent en mouvements mauresques,
cousins de la parenté latine et française.
Elle traverse les Appalaches d’un pas d’ogresse,
se baigne dans ses [v]cluses,
poursuit ses pérégrinations nocturnes à cheval dans ses gorges.
Les Grands Lacs l’ont chaloupée dans un baril,
ont joué à saute-mouton avec des chutes endiablées.
Elle s’agrippe à la crinière de l’étalon au galop ;
il la dépose dans un [vi]canoë volant sur la Voie lactée
qui la déverse sans-dessus-dessous dans un champ de blé.
Elle a escaladé des falaises rocheuses avec une corde à guitare,
a enlacé le vent qui s’est infiltré sous ses jupons,
l’a fait virevolter et l’a déposée sur un coussinet tournesol.
Au-delà de la savane, [vii]You were always on my mind.
Un two-step, un accord de guitare, un chant ancestral,
and [viii]her don’t was saying do.
Elle joue à la marelle sur une récolte en courtepointe,
un pied sur la luzerne, l’autre hésitant entre avoine et blé
tandis qu’une pie se mire dans ses yeux rutilants.
Elle se fait happer par un corbeau joueur de tours
qui la dépose sur les pales d’un hélicoptère militaire.
Les dépossédés planent entre ciel et terre,
la frôlent au passage, lui lancent une invitation saugrenue.
Un pied entre le gouffre et l’équilibre,
le passé collant à elle comme une pellicule,
elle entonne à tue-tête [ix]la langue de sa mère,
s’accroche au seul nuage dans un ciel immaculé,
[x]Pretty Woman, suspendue entre ciel et terre,
Pretty Woman, don’t walk away.
[i] Faena : mouvement du toréador avant de donner le coup de grâce au taureau.
[iii] Pagne : longeur de tissu enroulé autour des hanches
[v] Une cluse ou clue est une vallée creusée perpendiculairement dans une montagne par une rivière.
[vi] Canoë volant : légende canadienne-française.
[vii] Sylvia Fricker, 1962, du duo Ian & Sylvia.
[viii] Leonard Cohen : adaptation de paroles tirées de On the Level.
[ix] Daniel Lavoie : La langue de ma mère.
[x] Roy Orbison : Pretty Woman.
Jocelyne Verret
Titulaire d’une maîtrise en Études françaises de l’Université de Sherbrooke, Jocelyne Verret est publiée dans plusieurs genres (roman, pièce de théâtre, livres éducatifs pour enfants en immersion française et essais). Ideas, de la CBC, diffuse son poème Chinese Laundry, tandis que La Société Radio-Canada transmet sa traduction française de la vidéo A Midsummer’s Ice Dream/Songes d’une nuit d’été sur glace tournée à Edmonton. Première présidente francophone de la Stroll of Poets d’Edmonton, elle se produit en spectacle, souvent accompagnée de musiciens professionnels, à Edmonton, à THE WORKS INTERNATIONAL 2017 et à Stephansson House. Jocelyne anime des ateliers d’écriture, fait de la traduction simultanée, mène des recherches pour l’ONF, enseigne le français à l’Université de l’Alberta, est journaliste, radio et télévision, auprès de CBC-SRC à Edmonton.
9710