Numéro 1 - Printemps 2017

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Lui


Lui

Catherine Dulude

Six mètres carrés. La seule fenêtre est scellée. Beige. La couleur qui règne. Sauf les rideaux autrefois fleuris. Le soleil en a depuis volé la couleur. Le lit gît au centre de la pièce. Vers dix-huit heures, la lueur de fin de jour en caresse le pied.

En plus d’une table, il y a trois fauteuils. Ils ont connu des centaines de visiteurs. Certains y étaient presque tous les jours. D’autres venaient une fois l’an, une sorte de pèlerinage obligé, pour le temps des fêtes. Ils les ont bercés, réconfortés, fâchés par leurs grincements taciturnes. Quand tout était fini, on aurait tant voulu pouvoir parler à quelqu’un qui avait été là, jusqu’au bout.

Le nouveau locataire s’est installé il y a quelque temps. Il n’avait presque rien. Une toute petite valise. Des chaussettes épaisses pour protéger ses pieds du carrelage industriel et des chemises de nuit, qu’il porte aussi le jour. Les murs sont nus. Pas de vase prêt à accueillir des fleurs. Pas de couverture tricotée qui puisse le border en fin de soirée. Ses trois photos sont demeurées dans sa valise, sous le lit. Sa pile de livres veille sur lui depuis sa table de chevet. Il passe le plus clair de son temps étendu, le regard vers la fenêtre. Ses yeux sont éteints. Voûté et frêle, des vestiges de sa jeunesse s’accrochent quand même. Ses fossettes demeurent visibles même sans la moindre trace d’un sourire. Sa chevelure bouclée continue à chatouiller ses épaules. Son dos large se perche sur une taille fine. Un homme qui a collectionné les regards d’envie.

Il ne quitte que rarement sa pièce. Il entend les chaises qui strient le sol à chaque déplacement, les pièces de jeux qui tombent sur les tables, les éclats de rire des autres. La salle commune est à deux pas. L’écho des conversations voyage dans le couloir aseptisé sans rebondir. La visite du petit-fils de Monsieur. Le colis de bonbons envoyé par la bru de Madame. La nouvelle robe de chambre soyeuse de l’autre. Il connaît les voix sans nom ni visage. Ce n’est pas qu’il n’aime pas rire. Ce n’est pas qu’il n’aime pas les gens. Ce sont les questions qu’il évite plus que tout.

Deux coups à peine audibles. Elle entre. L’heure du repas. Les roulettes du charriot grincent. Le plateau est aussitôt posé sur la table. Une pièce de viande, des légumes bouillis et une tranche de pain. Ses médicaments sont dans un gobelet de plastique près de la boîte de jus. Elle pose à peine un regard sur lui, puis reprend sa route. Le bruit de ses chaussures qui couinent s’estompe. Il s’installe et mange en silence.

C’était toujours chez eux qu’on recevait. En partie à cause de la grande table de douze, mais surtout parce qu’il était maître du fourneau. Des soufflés, des renversés, rien ne l’effrayait.

Combien de fois ont-ils reçu pour les fêtes ? Il ne les comptait même plus. On inventait des raisons de célébrer simplement pour inviter les amis. Des tablées pleines de gourmands venus se délecter de la dernière recette qu’il avait essayée. Le regard lumineux, il savourait les instants de partage. Sa quiétude d’esprit lui venait de ces moments de brouhaha qui prenaient des heures à nettoyer. Chaque repas consolidait sa perception de lui-même. Installé au mur de la cuisine, un écriteau de bois célébrant la bonne bouffe faisait office de crucifix.

Un livre repose sur le fauteuil près de la fenêtre. Il prend place. Sa main retire délicatement le signet plastifié qui repose au tiers de l’ouvrage. Il le place sous sa cuisse, tourné vers le coussin. Il lit jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. Sa tête repose sur le dossier de la causeuse, le livre ouvert sur son abdomen.

Un jet de lumière pénètre dans la chambre, alors que la porte frappe le butoir. Il sursaute. Une autre entre. Elle allume les lampes fluorescentes. L’heure du bain. Il insère le signet dans son livre, puis le glisse sous l’oreiller. Elle l’aide à se rendre à la salle de bain puis à se dévêtir. Elle le surveille lorsqu’il grimpe dans la baignoire. Ses mains sont froides. Ses gestes sont mécaniques. Elle effectue les mêmes cent fois par jour. L’eau est tiède. L’expérience n’a rien à voir avec le bain sur pattes de sa maison, orné de chandelles parfumées. Il avait l’habitude d’y passer une heure, dans la mousse hydratante rendant sa peau satinée. Du jazz en trame de fond le préparait à mieux s’assoupir. Un rituel qui lui plaisait. Qui leur plaisait.

Un pyjama propre l’attend sur le tabouret. Il l’enfile. Elle lui tient le coude d’une main ferme en avançant vers le lit. Elle soulève le drap et le plie sur lui. Il se retourne et s’assoit au centre, puis s’allonge. Elle place la couverture sur son corps élancé. Elle vérifie qu’il a pris ses médicaments, empoigne le plateau et quitte en éteignant la lumière. La porte est entrouverte. Il entend les quelques bavards qui tardent à retrouver leur chambre.

Après un moment, il s’étire et allume sa lampe de chevet. Il fait nuit. Il plante ses talons dans le matelas recouvert de plastique et se redresse. Assis, il tire son roman de sa cachette. Il se rend à la page où se trouve son signet, le prend, et le dépose sous sa couverture. Des gestes qu’il ne répète que depuis son arrivée dans cette chambre. Il reprend sa lecture là où il l’avait laissée. Les mots flottent dans sa tête, comme son âme dans son corps. Un grand lecteur, il avait l’habitude d’ajouter un volume à sa bibliothèque tous les samedis, après leurs emplettes. Des petits, des grands. Tous ses livres avaient une anecdote qui les unissaient. Celui-ci acheté après leur déjeuner au bistro où on sert les œufs bénédictine qui goûtent comme ceux de sa grand-mère. Celui-là découvert dans une boutique à la campagne lors d’une escapade spontanée. Leur genre de sorties préférées. Il a dû s’en départir pour s’installer dans cette chambre. Seule une demi-douzaine d’ouvrages ont fait le voyage avec lui. Choisis méticuleusement, ses livres sont les seuls qui lui rappellent ses années de bonheur.

La porte laisse entrer la lumière tamisée du couloir. Le temps de la tournée nocturne est arrivé, la dernière ronde de la journée. Elle se glisse dans la chambre. Il se fait tard. Le repos serait de mise. Il retire avec doigté son signet toujours à l’abri sous la couverture, l’insère dans son roman en maintenant son pouce à cette même page. De son autre main, il éteint sa lampe, et reprend sa position allongée. Satisfaite, elle quitte la chambre, et referme la porte.

Sa tête repose lourdement sur l’oreiller. Il a les yeux clos, mais ses pupilles s’agitent. Le soir, dans la noirceur, le gouffre grandit. Le sommeil se fait rare. Il n’arrive plus à retrouver la quiétude. Dans leur maison, la noirceur était veloutée. Elle les accompagnait dans les moments de tendresse, d’intimité. Elle les accueillait au réveil, l’hiver. Elle se dissimulait pour faire place aux flammes du foyer qu’ils allumaient en se levant. La noirceur est désormais devenue effrayante et solitaire. Il peine à s’imaginer qu’il s’agisse de son nouveau quotidien. Les heures sont longues. Les angoisses se multiplient. Combien de temps tiendra-t-il le coup.

Il tient son livre près de son cœur, sa main coincée à l’intérieur. Il s’endort en touchant le plastique du signet. Le signet souvenir offert aux funérailles de son mari.

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